Chaque fois que l’on me demande d’expliquer ce qu’est une vision du monde (et surtout, à quoi ça sert et pourquoi on devrait s’en préoccuper), la première image qui me vient en tête est la scène que vous voyez sur la photo ci-dessus, qui a eu lieu un jour d’octobre à Katmandou où j’ai eu la surprise et le privilège de découvrir les sâdhu, ces hommes saints de l’hindouisme, et leur mode de vie on ne peut plus éloigné du mien, moi le « Québécois techno », baptisé environ un an auparavant dans l’océan Pacifique. Nous avions beau, mon ami et moi, être assis l’un à côté de l’autre le temps d’une prise de photo, je n’exagère pas en disant que lui et moi étions en même temps à des années-lumière de distance, et je dirais même, pour illustrer mon propos d’aujourd’hui, que nous habitions deux univers différents[1]. Lui et moi voyons Dieu, l’humain, la société, la vie et la mort de manières fondamentalement différentes, et il va sans dire que notre manière de voir les choses, notre « vision du monde », influence nos vies de façons bien différentes aussi. Une semaine dans la vie de ce sâdhu n’a rien à voir avec une semaine dans ma vie.

Quand on cherche à discuter de la foi chrétienne ou des croyances (religieuses ou non) à notre époque, la notion de vision du monde est l’un des premiers « outils » qui sont importants à maîtriser, puisque c’est un peu l’équivalent d’un ensemble de tournevis : c’est un outil essentiel, et une fois qu’on l’a, on l’emploie constamment. C’est une notion à laquelle on va faire appel encore et encore pour mieux comprendre nos échanges avec autrui à propos de nos croyances et des leurs. D’ailleurs, une vision du monde, vous en avez une, ainsi que chacune des personnes que vous avez croisées cette semaine !

Mais qu’est-ce qu’une vision du monde au juste ? Chaque auteur qui a écrit à ce sujet-là a proposé sa propre définition[2], et celle que je vais employer dans cette série d’articles est une définition retravaillée par moi-même à partir de plusieurs sources. Voici donc :

Une « vision du monde » est un ensemble de croyances à propos du monde, de Dieu, des humains, du Bien et du Mal, à l’aide duquel je fais du sens de la réalité dans laquelle je vis, et qui me fournit une base pour ma façon d’être, d’agir et de comprendre mes actions.

Dans les prochaines parties de la série, je vais m’attarder (1) aux questions auxquelles doit répondre une vision du monde, (2) aux tests qu’une vision du monde doit pouvoir passer avec succès, (3) à la manière dont on peut comparer des visions du monde et (4) aux façons dont on peut employer cette notion-là dans nos discussions avec autrui à propos de leurs croyances et des nôtres. Mais pour l’instant, je veux revenir sur la définition que je viens de présenter.

Pour vous montrer à quel point des croyances différentes peuvent affecter profondément notre manière de penser et d’agir, considérez une minute les deux croyances suivantes :

1.  Dieu existe.
2.  L’humain est libre.

Maintenant, considérez quatre personnes qui adhèrent à ces deux croyances-là de manières différentes :

Personne A : « Dieu existe et l’humain est libre. »
Personne B : « Dieu existe et l’humain n’est pas libre. »
Personne C : « Dieu n’existe pas et l’humain est libre. »
Personne D : « Dieu n’existe pas et l’humain n’est pas libre. »

Évidemment, une personne n’a pas seulement deux croyances, mais je veux montrer, à l’aide de cet exemple, à quel point des différences au niveau de deux croyances uniquement peuvent avoir un impact profond sur la vie et les actions d’une personne. La personne A, pour qui Dieu existe et l’homme est libre, a des croyances qui vont entraîner un sentiment généralisé d’espérance. Si elle conçoit Dieu comme un être qui aime sa Création et en prend soin, elle peut avoir confiance que le cours des événements est réglé de manière à ce que la volonté de Dieu s’accomplisse. Même si elle observe que les actions libres de l’homme entraînent souvent une grande souffrance, la présence et l’action de Dieu lui donnent espoir que le sort final de l’humanité ne dépend pas uniquement des actions de celle-ci : il y a aurait, par exemple, espoir d’un exercice ultime de justice pour les millions de personnes qui sont mortes dans des situations de grande injustice. La foi chrétienne se rapproche beaucoup de cette première vision du monde, puisqu’elle admet l’existence de Dieu et la bonté divine, tout en accordant à l’homme une certaine liberté et un certaine responsabilité par rapport à ses actions (bien que le degré de liberté varie selon les traditions de différentes dénominations).

En ce qui concerne la personne B, Dieu existe et l’homme n’est pas libre. Le sort de l’homme dépend donc entièrement de la nature de Dieu. S’il est conçu comme étant un être bon se préoccupant de sa Création, juste, puissant et sage, cette vision du monde peut être une source d’optimisme, d’espérance et de résignation, l’humain se trouvant à être un instrument dans les mains de son Créateur, agissant de la manière dont il a été déterminé à le faire. L’optimisme ou le pessimisme de l’homme seraient justifiés par la conception de Dieu de celui-ci. On retrouve dans l’hindouisme et dans l’islam des éléments qui les rapprochent de ce type de vision du monde. Jean Calvin, Thomas Hobbes, Jonathan Edwards et plus près de nous, John Piper, bien qu’ils admettent une certaine notion de liberté, ont des idées qui se rapprochent aussi de ce type de vision du monde.

La personne C, elle, pour qui Dieu n’existe pas et l’homme est libre, possède une vision du monde dans laquelle l’espoir de l’humanité en toutes choses repose complètement sur l’humanité elle-même. S’il y a des valeurs dans le monde, celles-ci doivent être définies par l’homme. S’il y a un espoir de justice, ou un sens à la vie, ceux-ci dépendent de l’homme aussi. On peut imaginer facilement qu’une telle vision du monde encourage l’humanité à contrôler chaque aspect de son environnement, de manière à créer une société et un monde idéaux assurant le bonheur de tous. La vision du monde de la personne B est de grand intérêt, car elle ressemble à celle de plusieurs personnes de nos jours, et résulte en partie des révolutions scientifiques et technologiques que nous avons traversées. L’humanisme séculier contemporain, dont j’aurai l’occasion de discuter plus amplement dans un article ultérieur, correspond à ce type de vision du monde.

Finalement, dans la perspective de la personne D, Dieu n’existe pas et l’humain n’est pas libre, ce qui ne laisse l’humanité qu’avec peu d’espoir. Les actions humaines sont déterminées par certaines lois naturelles inexorables et indifférentes par rapport au sort ou au bien-être de l’humanité. Dans une telle vision du monde, la nature est active et prédominante, et l’humanité est un de ses produits les plus récents. Cette vision du monde, qui constitue une sorte de naturalisme alimenté d’un désespoir en les capacités humaines à entraîner un véritable changement des choses, peut aisément devenir une source de cynisme ou d’hédonisme, ou encore entraîner un rejet existentiel du naturalisme au profit d’une autre vision du monde. Bien qu’il se présente comme un humaniste prônant la capacité de l’humain à amener un changement véritable à l’ordre des choses, certains passages des oeuvres de Richard Dawkins le rapprochent de ce type de vision du monde[3].

Cet exemple fait réaliser à quel point des différences au niveau de deux croyances peuvent entraîner des perspectives et des façons de voir la vie complètement différentes, et qui vont amener les gens qui tiennent ces croyances à agir avec des motivations profondément différentes aussi. Les quatre personnes données en exemple peuvent toutes donner de l’argent aux pauvres, mais elles le feront, ultimement, pour des raisons différentes qui donnent un sens différent à leurs actions.

Mon prochain article présentera les différentes questions auxquelles une vision du monde doit répondre, et j’en profiterai pour mettre en parallèle différentes réponses à ces questions que l’on retrouve à notre époque.

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Pour ceux qui voudraient aller plus loin, je recommande l’une ou l’autre des ressources suivantes :

Livres :

  • CRAIG, W. L. et MORELAND, J. P. Philosophical Foundations for a Christian Worldview, Downers Grove, InterVarsity Press, 2003, 653 p.
  • MORIN, Jean-Sébastien. Nous croyons en dieu la foi évangélique pour tous, Longueuil, Éditions Ministères multilingues, 2009, 189 p.
  • SIRE, James W. The Universe Next Door: A Basic Worldview Catalog, 5th ed., Downers Grove, InterVarsity Press, 293 p.
  • SIRE, James W. Naming the Elephant: Worldview as a Concept, Downers Grove, InterVarsity Press, 2004, 163 p.
  • ZACHARIAS, Ravi. Jesus Among Other Gods: The Absolute Claims Of The Christian Message, 2nd ed., Nashville, Thomas Nelson, 2002, 208 p. (une traduction française de ce livre est disponible en format électronique sur Amazon).

Ressources en ligne :

  • Be Thinking : une banque d’articles très intéressants, classés par thèmes, et qui fournissent des ressources pour mieux comprendre la foi chrétienne et le regard qu’elle porte sur les croyances du monde qui nous entoure. (lien 1 ; lien 2 ; lien 3)
  • Reasonable Faith : un site Web dirigé par le philosophe chrétien William Lane Craig, et qui propose une foule d’articles, de débats et d’émissions (en format .mp3) à propos de la foi chrétienne et de son contact avec le monde d’aujourd’hui. William Lane Craig est un des auteurs dont je recommande fortement la découverte.
  • Ravi Zacharias International Ministries : comme William Lane Craig, Ravi Zacharias est fortement engagé dans la réflexion à propos de la vision du monde chrétienne, et de son contact avec les autres visions du monde d’ici et d’ailleurs. L’émission Let My People Think est disponible gratuitement en format .mp3. (lien 1 ; lien 2 ; lien 3)
  • Harvard Veritas Forum : le Veritas Forum rassemble des penseurs (chrétiens ou non) qui discutent des enjeux concernant la foi chrétienne et le 21e siècle. Pour ceux d’entre vous qui fréquentent l’université, cette ressource alimentera sûrement plusieurs de vos conversations. (lien 1 ; lien 2 ; lien 3)
  • An Evangelical Manifesto : le manifeste évangélique fournit une description assez universelle de ce qu’est la foi chrétienne évangélique de notre époque, en Occident et ailleurs.
  • Humanist Manifesto : le manifeste humaniste de la American Humanist Association est un très bon texte pour comprendre les croyances d’une des visions du monde les plus répandues en Occident à notre époque.

[1] James W. Sire emploie l’analogie des univers différents pour faire sa présentation de la notion de « vision du monde », ainsi que pour discuter des principales visions du monde que l’on retrouve à notre époque en Occident. Je recommande fortement la lecture de son ouvrage (qui n’est malheureusement pas traduit en français pour l’instant). Voir SIRE, James W. The Universe Next Door: A Basic Worldview Catalog, 5th ed., Downers Grove, InterVarsity Press, 293 p.

 

[2] Ronald B. Nash, dans son cours sur l’analyse des visions du monde (biblicaltraining.org), donne cette définition : « Une ‘vision du monde’ est un schème conceptuel qui contient nos croyances fondamentales. C’est aussi le moyen par lequel nous interprétons et jugeons la réalité. » Ce type de définition est courante, mais elle peut donner l’impression qu’une vision du monde n’est qu’un outil d’interprétation de la réalité, sans lien nécessaire avec l’action humaine. Mais une définition adéquate doit inclure davantage qu’une référence à un ensemble de croyances : elle doit indiquer clairement que ces croyances sont engagées, consciemment ou inconsciemment, dans les actions de l’individu qui la tient. C’est pourquoi l’impact pratique de chaque vision du monde sera un des éléments sur lesquels je mettrai l’accent dans cette série.

Une autre définition, celle-ci de James W. Sire, se montre plus satisfaisante à cet égard : « Une  vision  du  monde  est  un  engagement,  une orientation  profonde  du  coeur,  qui  peut  être  exprimée sous  la  forme  d’une  histoire  ou  d’un  ensemble  de présuppositions,  que  l’on  accepte  à  propos  de  la conception de la réalité, et nous fournissent la fondation sur laquelle on vit, on agit et on existe. » J’amène deux nuances à cette définition par contre : (1) pour être exprimable, une vision du monde DOIT être présentée sous la forme d’un ensemble de propositions ou d’une histoire (et non se résumer à un « élan du coeur ») et (2) les propositions qui font partie de cet ensemble vont bien souvent prendre la forme de croyances justifiées, et non pas simplement de présuppositions.

 

[3] Un des passages en question se trouve dans DAWKINS, Richard. A River Out of Eden : A Darwinian View of Life, New York, Basic Books, 2008 (reproduction de l’édition de 1995), pp. 112-113. J’en propose ici une traduction libre : « Dans un univers de forces physiques aveugles et de duplication de gênes, certaines personnes vont se faire blesser, d’autres personnes vont être chanceuses, et vous n’allez pas trouver ni de rime ou de raison pour ça, ni aucune justice. L’univers que nous observons a exactement les propriétés que nous devrions attendre si, au fond de tout, il n’y a aucun plan, aucune raison, aucun mal et aucun bien, rien d’autre que de l’indifférence sans pitié. […] L’ADN ne connaît rien et ne se préoccupe pas de rien. L’ADN est, tout simplement. Et nous dansons au son de sa musique. »