« Spiritualité athée au flou artistique » Le cauchemar du philosophe analytique – Partie 14 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 13

Dans les parties précédentes, nous avons évalué en détail les 6 arguments offerts par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme : la soi-disant faiblesse des arguments théistes, celle des expériences de Dieu, le problème d’un Dieu qui serait incompréhensible, le problème du mal, la médiocrité de l’homme, et notre désir de Dieu comme raison de ne pas croire. Dans chaque cas, nous avons vu qu’il ne s’agissait pas de bonnes raisons d’être athée ou agnostique (certaines d’entre elles étaient même particulièrement mal conçues), et durant cette critique, nous avons également rencontré plusieurs bonnes raisons de croire, au contraire, que Dieu existe. Ma tâche de philosophe chrétien est donc accomplie pour ce qui est de la question « Dieu existe-t-il ? », et nous pouvons maintenant nous tourner vers la troisième et dernière partie du livre L’esprit de l’athéisme, qui tente de répondre à la question « quelle spiritualité pour un athée ? ». Dans cette partie, André Comte-Sponville tente de fournir un ensemble de pratiques et de pensées qui pourraient alimenter une vie « spirituelle » pour un athée, en l’absence de Dieu.

Je dévoile mon jugement d’entrée de jeu : cette partie du livre est particulièrement faible. Je n’ai rien contre le projet en soi, et j’apprécie sincèrement l’ouverture d’esprit d’André Comte-Sponville, mais sa réalisation est une longue illustration de ce qui m’insupporte dans la philosophie non-analytique, une longue démonstration de tout ce qu’il ne faut pas faire : le langage est flou, cherche à être poétique au détriment de la clarté et de la rigueur, et une grande partie du texte se trouve ainsi être virtuellement incompréhensible, si ce n’est explicitement absurde. Le souci de précision et d’analyse philosophique qu’André Comte-Sponville tentait (souvent avec succès) d’employer dans les parties précédentes, est ici presque entièrement abandonné, et je dois faire la confession risquée au sujet de cette dernière partie du livre : « je n’ai rien compris ». C’est toujours une confession risquée, car il y a bien deux explications possibles : soit le texte est réellement incompréhensible, soit je ne suis pas assez intelligent pour le comprendre ! Je m’expose donc à ce que le lecteur pense qu’il s’agisse de la deuxième option, mais j’espère convaincre par les citations ci-dessous, que mon incompréhension totale est justifiée par le texte, et non pas mon manque de matière grise. Dans le conte Les habits neufs de l’empereur, quand l’enfant s’écrie : « l’empereur est nu ! », il prend le risque d’être accusé de bêtise lui même, mais au final, cela convainc en fait la foule du contraire : l’invisibilité du vêtement n’est pas due à leur bêtise, mais à l’absence de vêtement. Je vais alors être le philosophe qui s’écrie « je n’y comprends rien ! », et espérer que vous me rejoindrez dans l’idée que le problème est dans le texte, et non dans le lecteur.

En page 203, André Comte-Sponville liste les sujets sur lesquels il tente de construire sa « spiritualité » athée :

le mystère et l’évidence, la plénitude et la simplicité, l’unité et l’éternité, le silence et la sérénité, l’acceptation et l’indépendance.

Au début de sa discussion de la spiritualité, aux alentours de la page 150, il s’agirait presque d’une « éthique », ou d’une « sagesse », mais il spécifie que ce qui l’intéresse c’est l’absolu, l’infini, l’éternel, qui sont traditionnellement l’apanage du théiste. Il part alors dans des acrobaties de langage pour essayer de rescaper ces notions dans un univers athée.

En pages 153 et après, il s’émerveille devant la taille de l’univers et sa propre petitesse. Soit. L’univers est grand. Il n’est pas infini. Je ne sais pas bien quelle conclusion en tirer vis à vis de la « spiritualité » dans un monde athée. Il fait ensuite l’apologie d’un « état modifié de conscience », expérience mystique (il répète l’expression en page 171), nous racontant qu’il a eu l’occasion de s’extasier devant l’univers, un jour, alors qu’il se promenait dans les bois avec des amis (p.167) :

C’est le plus beau moment que j’aie vécu, le plus joyeux, le plus serein, et le plus évidemment spirituel.

Ici encore, je n’ai pas grand-chose à dire sur son expérience. Il ne nous dit pas exactement de quoi il s’agit, et il confesse être incapable de la reproduire, donc le lecteur athée n’y trouvera pas ici une grande aide à la « spiritualité » sans Dieu.

Lorsqu’André Comte-Sponville en vient ensuite à discuter des sujets de méditation listés ci-dessus, le langage devient opaque, et la cohérence du propos se retire pour laisser place à la poésie. On lit des phrases comme celles-ci :

le mystère et l’évidence sont un, et c’est le monde. Mystère de l’être : lumière de l’être (p.172)

Pardon ?

D’ailleurs, vous n’êtes rien, en tout cas pas un être, ni une substance ; vous vivez, vous sentez, vous agissez (p.175)

Vous n’êtes rien, mais apparemment vous (rien) vivez, sentez et agissez. Plutôt difficile, lorsqu’on n’est rien, ni un être ni une substance.

L’esprit du Soto Zen : « la technique est le chemin ; le chemin est la technique (p.177).

Hein ?

Quoi de plus simple que la simplicité ? Quoi de plus rare ? C’est être un avec soi, au point qu’il n’y a plus de soi : il n’y a plus que l’un, il n’y a plus que l’acte, il n’y a plus que la conscience. Vous vous promeniez ? Il n’y a plus que la promenade. Vous faisiez l’amour ? Il n’y a plus que le désir ou l’amour. Vous méditiez ? Il n’y a plus que la méditation … vous étiez ? Il n’y a plus que l’être…(p.177)

Que dire ?

En pages 182-183, il tente de faire glisser le sens des mots pour maintenir que le présent est éternel (ce qui est évidemment nécessairement faux par définition) :

Comment l’éternité pourrait-elle être à venir ? Comment pourrions nous l’attendre ou l’atteindre, puisque nous y sommes déjà ? Eternité du présent : présence de l’éternité

Plait-il ?

le beau n’est qu’un chemin ; le travail n’est qu’un chemin. Pour aller où ? Là où mènent tous les chemins, qui les contient tous, et qui n’en est pas un (p.191).

Ah ?

En page 197, il anticipe ensuite que certains pourraient se moquer de ses propos un peu plus intimes :

C’est mon chemin … j’ose en parler, malgré l’intimité du propos, et tant pis pour ceux, il y en aura sans doute, que cela fera sourire.

J’espère qu’il est clair que je ne me moque pas de son expérience ou de son « chemin ». Ce que je critique, c’est le fait assez clair qu’André Comte-Sponville ne conçoive pas bien son expérience, et tente de la décrire avec une confusion notable, utilisant des phrases contradictoires, remplies de poésie et dépourvues de sens. C’est le cauchemar du philosophe analytique rigoureux.

Il dit ensuite (p.204) que nous sommes tous engagés dans certaines de ces disciplines, nous sommes donc tous sur le « chemin » de la spiritualité, et il explique :

Mais lequel d’entre nous n’a jamais ses moments d’attention, de plénitude au moins partielle, de paix, de simplicité, de fraîcheur, de légèreté, de vérité, de sérénité, de présence, d’acceptation, de liberté ? C’est le chemin où nous sommes (le chemin de la spiritualité, l’esprit même comme chemin), sur lequel il s’agit d’avancer.

Je ne comprends déjà pas ce que veut dire « l’esprit même comme chemin », mais la suite est pire :

Ceux qui sont allés au bout, ne serait-ce qu’une fois, savent qu’il ne mène nulle part que là, exactement, où nous sommes déjà : que l’absolu n’est pas le but du chemin (ou qu’il ne l’est que tant qu’on ne l’a pas atteint), mais le chemin lui-même.

N’importe quoi.

Je poursuis ma revue des phrases poétiques mais contradictoires avec en page 207 :

Mais il n’y a pas de Dieu ; il n’y a qu’un rêve sans rêveur, ou qui les contient tous, et c’est le monde, auquel on n’accède qu’à la condition de s’éveiller. Eveil : libération. C’est la même chose. C’est accéder à l’universel ou au vrai (au vrai, donc à l’universel) en se libérant de soi

Mais encore ?

La vérité du sujet n’est pas un sujet. Comment un sujet serait-il la vérité ? Le sage est sans ego. Comment l’ego serait-il sage ? (p.209)

Hein ?

Le moi n’est rien que l’ensemble des illusions qu’il se fait sur lui-même. Encore peut-on en sortir (par la connaissance, par l’action), et c’est ce qu’on appelle l’esprit.

Eh…

Voilà, j’espère ne pas être le seul à n’avoir rien compris à la spiritualité athée telle qu’André Comte-Sponville la conçoit, et je ne m’attarde pas sur cette troisième partie défendant des thèses floues et difficiles à évaluer. Oublions donc tout cela pour finir sur une note positive : je répète au lecteur que la philosophie analytique pratiquée par Comte-Sponville dans les deux premiers tiers de son ouvrage est bien meilleure, et j’insiste que L’esprit de l’athéisme est une lecture importante pour celui qui s’intéresse à l’athéisme à la française. Au final, je le recommande vivement, et je me réjouis qu’il ait été écrit. Comptez-moi parmi les fans d’André Comte-Sponville.

Notre critique de L’esprit de l’athéisme en 15 parties touche à sa fin, mais pour conclure en bon philosophe chrétien, dans la prochaine et dernière partie, je voudrais dire un dernier petit mot sur Jésus de Nazareth, et sa compréhension par André Comte-Sponville qui se dit « athée fidèle » aux valeurs d’inspiration chrétienne.

>>> Partie 15

« Il n’existe pas, mais réfute Dieu, mais n’existe pas » Le problème du mal – Partie 11 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 10

La quatrième raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme est le célèbre « problème du mal ». Cet argument classique contre l’existence de Dieu procède ainsi : Si Dieu est omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, alors il ne devrait pas y avoir de mal. Mais il y a du mal, donc Dieu (que l’on présuppose avoir les propriétés ci-dessus) n’existe pas.

L’argument est assez simple, mais il faut nous en dire plus. Logiquement, il ne s’ensuit pas directement du fait que Dieu soit omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, qu’il ne devrait pas y avoir de mal. Le partisan de l’argument doit s’appuyer sur quelques présuppositions supplémentaires pour justifier cette inférence, et ce sont ces présuppositions qui doivent être examinées, et en l’occurence peuvent être rejetées de manière cohérente par le croyant. En particulier, pour que l’argument soit valide, l’athée doit présupposer deux choses. Il doit supposer que :

1-Si Dieu est omnipotent, alors il peut obtenir absolument tout ce qu’il veut

et

2-Si Dieu est parfaitement bon, alors il est impossible qu’il veuille que du mal se produise.

La réponse du croyant consiste donc à rejeter l’une ou l’autre de ces présuppositions (ou les deux).

La première est rejetée par les chrétiens dans la tradition dite « arminienne », qui disent que le libre arbitre des hommes est tel que Dieu ne détermine pas l’issue des choix humains. Si un choix libre est ainsi indéterministe, alors il est logiquement impossible pour Dieu, malgré son omnipotence, de déterminer que les hommes restent libres et ne fassent jamais de mal. Cela expliquerait donc de manière cohérente comment le mal existerait malgré l’omnipotence et la toute bonté de Dieu.

Cette réponse est cohérente en soi, mais il se trouve que, pour des raisons indépendantes, je ne suis pas moi même un partisan de cette vue du libre arbitre. Je maintiens au contraire avec les théologiens dans la tradition dite « calviniste », qu’un choix humain libre et responsable peut être déterminé par Dieu dans sa providence, tout en préservant la responsabilité morale des hommes. C’est donc plutôt la seconde présupposition de l’athée que je rejette : j’affirme que bien que Dieu soit parfaitement bon, il est tout à fait possible qu’il permette tout de même que le mal se produise. Cette deuxième réponse explique à nouveau de manière cohérente pourquoi il se produirait du mal sans incriminer Dieu : il suffit que Dieu ait une bonne raison pour le permettre. Alors évidemment, nul ne prétend savoir dans tous les cas quelles sont ces raisons, mais le croyant n’a pas besoin de prouver qu’elles existent ; c’est à l’athée de montrer qu’il est impossible qu’elles existent, et cette charge de la preuve est insurmontable.

Les deux prémisses de l’argument athée sont donc rejetables par le croyant, et l’argument échoue.

Qu’en pense André Comte-Sponville? Il admet assez explicitement que ces deux prémisses sont présupposées par son argument, lorsqu’il nous offre sa formulation par Épicure :

Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? (p.119)

On voit bien que l’argument affirme (sans l’établir) que si Dieu était omnipotent il pourrait nécessairement éliminer le mal, et que si Dieu était bon, il voudrait nécessairement l’éliminer. La réfutation par le croyant consiste donc à répondre: soit « Dieu le veut mais ne le peut pas car le libre arbitre des hommes l’en empêche sans exclure son omnipotence », soit : « Dieu le peut mais ne le veut pas car il a de bonnes raisons sans exclure sa bonté ».

Il incombe à l’athée de montrer pourquoi ces réponses sont impossibles, et comme je vais maintenant le montrer, André Comte-Sponville n’y succède pas. Il commence par critiquer une réponse complètement invalide qu’il attribue à Simone Weil, mais qui est tellement problématique qu’aucun chrétien responsable ne devrait l’utiliser. Il nous la rapporte en ces mots : « Si le monde ne comportait aucun mal, il serait parfait ; mais s’il était parfait, il serait Dieu, et il n’y aurait pas de monde » (p.121). N’importe quoi. S’il n’y avait pas de mal dans le monde, il serait parfait moralement, et Dieu est parfait moralement, mais il ne s’ensuivrait évidemment pas que le monde serait Dieu. Autant dire « la méditerranée est belle, ma femme est belle, donc la méditerranée est ma femme ! » C’est une bourde logique de première classe (parfois appelée « sophisme du milieu non distribué ») , et c’est donc une réponse entièrement invalide au problème du mal. Et pourtant, André Comte-Sponville lui concède un succès partiel ! Il admet (p.122) : « Soit. Cela peut expliquer qu’il y ait du mal dans le monde. Mais fallait-il qu’il y en ait autant ? » Il est bien généreux ! Mais je n’ai pas besoin de ces concessions, et je passe donc sur cette ligne de pensée défectueuse.

Il mentionne ensuite (p.125) une autre réponse, attribuée à Hans Jonas, dans son livre Le Concept de Dieu après Auschwitz, qui apparemment révise le concept de Dieu en rejetant sa toute puissance, à la lumière du mal. Je suis donc évidemment d’accord que c’est inacceptable. C’est une réponse individuellement cohérente, mais elle est entièrement incompatible avec le concept traditionnel (et chrétien !) de Dieu. Elle est donc inutile pour défendre le théisme tel qu’il est visé par l’argument du mal, et par conséquent, lorsque Comte-Sponville la critique, il n’affecte en rien ma réponse au problème du mal.

Il en arrive enfin à traiter la défense du libre arbitre (la première des deux options raisonnables que j’ai listées ci-dessus), et je dois lui tirer mon chapeau, car il va dans la bonne direction, et j’admets qu’il ne s’en sort pas mal du tout. Il explique la défense, et offre cette réponse:

Les croyants répondront que Dieu nous a créés libres, ce qui suppose que nous puissions faire le mal . . . Cela nous renvoie à l’aporie déjà évoquée : sommes-nous alors plus libres que Dieu, qui n’est capable—perfection oblige—que du bien ? » (p.122-123).

Touché ! Il y a en effet ici une difficulté pour le croyant qui utilise la défense du libre arbitre : Dieu est supposé être impeccable (incapable de faire le mal), et pourtant sa liberté et sa responsabilité morale sont préservées : il n’est donc pas logiquement incompatible d’être libre et incapable de faire le mal. C’est un contre-argument intéressant! D’un autre côté, je pense que le chrétien arminien qui utilise la défense du libre arbitre n’est pas entièrement sans réponse (libre à lui de proposer une différence pertinente entre Dieu et l’homme), mais comme la défense du libre arbitre n’est toujours pas ma réponse à moi, je ne vais pas poursuivre ici cette ligne de raisonnement. Comte-Sponville ajoute encore (p.123) qu’il existe du mal naturel (les maladies, les catastrophes naturelles, etc.) pour lequel il est net que le libre arbitre humain n’est pas en cause. Je suis encore d’accord, ce qui veut dire que la réponse du libre arbitre, même si elle a une valeur partielle, ne peut pas être la totalité de la réponse du croyant.

Mais donc, qu’en est-il au final de la réponse la plus importante, la plus satisfaisante, celle que j’offrais moi même, et qui dit que Dieu pourrait avoir des raisons moralement suffisantes de permettre le mal même si nous ne les connaissons pas ? Comte-Sponville ne la mentionne même pas, ou alors c’est qu’il la formule tellement mal que je ne la reconnais pas du tout, lorsqu’il écrit finalement (p.126) :

D’autres, parmi les croyants, se réfugient dans l’incapacité où ils sont de résoudre le problème : le mal, disent-ils, est « un mystère ». Je n’en crois rien. J’y vois plutôt l’une des rares évidences que nous ayons … C’est leur Dieu qui est un mystère, ou qui rend le mal mystérieux. Et, de ce mystère là, qui n’est qu’imaginaire, j’aime autant me passer.

Tout d’abord, non, nous ne disons pas être incapable de « résoudre le problème », mais incapables de « connaître les raisons moralement suffisantes considérées par Dieu pour permettre le mal » ; c’est bien différent, et donc s’il entendait viser ma réponse, sa description en est une caricature. Ensuite, il professe son scepticisme vis-à-vis de la réponse du croyant supposé, en disant : « je n’en crois rien », et du soi-disant « mystère » causé par Dieu, « j’aime autant me passer ». Mais ces confessions de préférences personnelles sont insuffisantes. Doit-on rappeler à Comte-Sponville que c’est maintenant à lui qu’incombe la charge de la preuve ? C’est l’athée qui offre l’argument positif du mal pour réfuter l’existence de Dieu, et c’est donc l’athée qui doit nous prouver ses prémisses, une chose qu’il a pourtant l’air de comprendre, car il dit du problème du mal :

Argument positif ? Oui, en ceci que le mal est un fait, qui ne se contente pas de marquer une faiblesse de la religion … mais qui donne une raison forte d’être athée.

Et oui, ce serait le cas, si ses prémisses étaient justifiées, mais c’est donc à lui de prouver ses affirmations, et non pas juste de nous dire qu’il n’est pas convaincu ; je le répète, c’est à lui de nous convaincre. Hélas, sa profession de scepticisme étant la dernière remarque qu’il nous offre sur la question, son argument du mal reste un échec.

En outre, je note que c’est un échec pour établir l’athéisme, mais j’ajoute que c’est pire que cela, puisque dans sa discussion du mal, André Comte-Sponville nous offre encore une fois des munitions pour établir l’existence de Dieu. On en revient à l’argument moral offert plus tôt dans cette série. Nous avions vu que si Dieu n’existait pas, il n’y aurait pas de valeurs morales objectives (chose qu’André Comte-Sponville affirmait lui même). Mais donc s’il y a réellement du mal, alors il s’agit d’une valeur morale objective, et il s’ensuit logiquement que Dieu existe. Comte-Sponville dit que le mal est un « fait » (p.119). Si c’est un fait, c’est objectif. Et il maintient sa factualité même « pour les athées » (p.120) :

C’est ce qu’on appelle traditionnellement le problème du mal. Mais ce n’est pas un problème que pour les croyants. Pour les athées, le mal est un fait, qu’il faut reconnaître, affronter, surmonter si l’on peut, mais qu’il n’est guère difficile de comprendre.

Au contraire. Si le mal est un « fait », et pas juste une affaire de préférences personnelles, alors il est bien « difficile à comprendre » étant donné l’athéisme : il réfute le subjectivisme moral professé par André Comte-Sponville, et implique l’existence de Dieu. Pourquoi « faut-il » affronter le mal, si les hommes n’ont pas de devoir moral objectif ? Dans sa discussion du problème du mal, Comte-Sponville reconnaît que les animaux ne font rien de mal, lorsqu’il dit (p.124) :

des tigres qui avalent des vers de terre, des insectes qui grignotent d’autres insectes … Je ne leur reproche rien ; ils font leur métier de vivants.

Mais étant donné le relativisme moral athée de Comte-Sponville, l’homme n’est pas créé spécial et à l’image de Dieu, et donc le tueur en série cannibale ne fait pas moins « son métier de vivant » que le tigre ou l’insecte, ce qui me fait dire encore une fois que l’athéisme de Comte-Sponville et son relativisme moral sont incroyables ; mais surtout, ils empêchent le mal d’être pressé par l’athée comme étant un problème objectif contre l’existence de Dieu. Comte-Sponville semble anticiper une critique dans ce style, lorsqu’il écrit (p.187) au sujet de son relativisme moral :

On dira que cela fait un argument de moins contre Dieu (« l’argument du mal »). Pas tout à fait, puisque le mal continue d’exister pour les sujets, et que Dieu est sensé en être un…

Si cette réponse a du sens, j’avoue ne pas la comprendre moi même. Si le mal n’existe pas objectivement, alors il ne constitue plus un problème objectif contre l’existence de Dieu. D’un autre côté, je pense qu’il est possible pour un athée de dire quelque chose comme cela : « le mal n’est pas objectif, mais le chrétien suppose qu’il l’est, alors voyons voir si cette supposition est cohérente pour lui », mais ce n’est pas ce que dit Comte-Sponville, donc la façon dont il présente l’argument du mal me semble bien incohérente avec sa présupposition de relativisme moral.

Pour conclure : le problème du mal, tel qu’il est soutenu par André Comte-Sponville, est un échec pour servir d’argument athée : il présuppose sans le prouver que l’omnipotence de Dieu implique sa capacité à obtenir tout ce qu’il veut, et que sa toute bonté implique l’impossibilité qu’il permette le mal. Ces deux présuppositions rejetables font du problème du mal un échec, et l’existence objective du mal constitue même un argument contre le subjectivisme moral, ce qui établit alors l’existence de Dieu par l’argument moral. La raison numéro quatre offerte par André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’est donc pas un grand succès.

Dans la partie suivante, nous nous tournerons vers sa raison numéro cinq : « la médiocrité de l’homme ».

>>> Partie 12

« Ni vu, ni connu » Allégations de Dieu caché et incompréhensible – Partie 10 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 9

Dans les parties précédentes, nous avons répondu à André Compte-Sponville sur son traitement de trois grands arguments en faveur de l’existence de Dieu (l’argument ontologique, l’argument cosmologique, et l’argument physico-théologique). Cette soi-disant « faiblesse des arguments » constituait la première raison offerte par André Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas. Nous allons dans un instant nous tourner vers les deux raisons suivantes qu’il offre en faveur de l’athéisme : la « faiblesse des expériences », et le problème d’un « Dieu incompréhensible ». Mais avant d’y venir, il est important d’analyser la brève réflexion qu’il ajoute en conclusion de sa raison numéro un, sur la « faiblesse des arguments théistes ». Après avoir (selon lui) réfuté les trois arguments classiques, il demande (p.102) :

Que conclure de tout cela ? Qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, qu’il ne peut y en avoir.

Cette conclusion est doublement invalide ; elle enchaîne deux « non-sequitur ». Tout d’abord, de sa revue des trois seuls arguments ci-dessus, il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait pas de preuve de l’existence de Dieu. Tout au plus, il s’ensuivrait que ces trois arguments soient invalides (et encore, je pense avoir montré dans chaque cas de manière assez limpide, que sa critique de ces arguments échouait). Mais donc bien sûr il pourrait y avoir d’autres arguments que ces trois là (et il y en a, nous avons par exemple remarqué qu’il ne traitait pas la version de Kalaam de l’argument cosmologique). Donc même si ses critiques avaient atteint leur cible, il ne s’ensuivrait pas qu’il n’y ait pas de preuve, et il s’ensuit donc encore moins qu’il « ne peut y en avoir ». Ces deux conclusions de Comte-Sponville sont donc logiquement invalides.

Il suppose ensuite que sa critique du manque de preuves pourrait se retourner contre sa propre position (p.102):

On m’objectionera qu’il n’y a pas de preuve que Dieu n’existe pas. Je le reconnais bien volontiers. La chose, toutefois, est moins embarrassante pour l’athéisme que pour la religion. Non seulement parce que la charge de la preuve, comme on dit, incombe à celui qui affirme…

Oui, la charge de la preuve incombe à celui qui affirme, mais à cet égard, André Comte-Sponville est dans le même bain que le croyant, puisqu’il affirme la proposition « Dieu n’existe pas ». Il était agréablement explicite au début de son livre, dans son affirmation de l’athéisme, pas juste de l’agnosticisme. C’est l’agnosticisme, qui ne requiert pas de justification en disant « je ne sais pas si Dieu existe ». Mais la proposition « Dieu n’existe pas », tout comme son contraire « Dieu existe », vient avec une « charge de la preuve » exactement symétrique. Mais il poursuit :

…mais encore parce qu’on ne peut prouver, dans le meilleur des cas, que ce qui est, non, à l’échelle de l’infini, ce qui n’est pas … Comment prouverait-on une inexistence ? (p.102-103)

Comment prouverait-on une inexistence ? C’est très simple, de deux manières différentes. On peut soit montrer qu’il y a une incohérence dans le concept de la chose en question, soit montrer que là ou il devrait y avoir des preuves de la chose, il ne se trouve pas de preuve. Avec ces deux façons bien naturelles de prouver une inexistence, on peut aisément prouver qu’il n’existe pas d’éléphant dans mon appartement, qu’il n’y a pas de père-noël au pole nord, ou de triangle carré, ou de célibataire marié, ou de plage tropicale au pôle sud. De manière intéressante, j’avais écrit cette réponse avant même de lire sa phrase suivante (p.103):

essayez, par exemple, de prouver que le Père Noël n’existe pas.

Et oui, je viens de le faire : si le Père Noël existait, il devrait y avoir des preuves là ou il n’y en a en fait pas, et donc il n’existe pas.

Ni les vampires, ni les fées, ni les loups-garous… vous n’y parviendrez pas. Ce n’est pas une raison pour y croire.

Mais nul ne dit que l’absence de preuve contre Dieu est « une raison pour y croire ». Au contraire, c’est André Comte-Sponville, qui dit que l’absence de preuve pour Dieu est une raison de croire que Dieu n’existe pas. Et cela, c’est injustifié. On n’a aucune preuve, par exemple, qu’il y ait un nombre impair d’étoiles dans l’univers, mais ce n’est évidemment pas une raison de penser que ce soit faux.

Qu’on n’ait jamais pu prouver leur existence est en revanche une raison forte pour refuser d’y prêter foi

Maintenant, il confond « refuser d’y prêter foi », et « affirmer que ces choses n’existent pas ». S’il ne fait que « refuser de prêter foi » en Dieu, ce n’est pas la démarche de l’athée ; c’est ce que fait l’agnostique, et cela ne justifie pas une réponse « non » à la question « Dieu existe-t-il ? »

Il en va de même, toutes proportions bien gardées (j’accorde que l’enjeu est plus grand, l’improbabilité moindre), de l’existence de Dieu : l’absence de preuve, la concernant, est un argument contre toute religion théiste.

Non. La raison pour laquelle l’absence de preuves pour les vampires, les fées et les loups-garous est une bonne raison de penser qu’ils n’existent pas, est que si ils existaient, on devrait avoir des preuves que l’on n’a pas. Ce n’est pas juste notre échec de prouver leur existence qui invite à croire qu’ils n’existent pas. Mais donc pour revenir à Dieu, si André Comte-Sponville veut utiliser un argument similaire pour conclure à sa non-existence, il faut qu’il nous montre que si Dieu existait, on devrait avoir plus de preuves que ce qu’on a. Pour résumer, cela reviendrait à dire que si Dieu existait, on s’attendrait à trouver plus de preuves que l’existence d’un univers contingent, son apparition à partir du néant, son fin réglage pour permettre la vie, l’existence accessible de valeurs morales objectives, et (selon le chrétien), la possibilité de faire l’expérience immédiate de Dieu en Jésus Christ. Bon courage pour prouver le bien-fondé de cette demande. Mais justement, il en vient à sa raison numéro deux en faveur de l’athéisme : « la faiblesse des expériences ».

Il dit (p.103-104) qu’il ne sent pas Dieu, et que si Dieu existait, il devrait en faire l’expérience :

il serait plus simple, et plus efficace, que Dieu consente à se montrer !

Et il critique le bien-fondé d’offrir (tel que je l’ai fait ci-dessus), des arguments en faveur de l’existence de Dieu, dans la mesure ou Dieu pourrait « se montrer ». Il raisonne :

si Dieu voulait que je croie, ce serait vite fait ! S’il ne le veut pas, à quoi bon s’obstiner ?

Selon le chrétien, Comte-Sponville a raison sur un point : c’est Dieu qui convertit et change les cœurs. Si Dieu l’Esprit Saint n’intervient pas pour changer le cœur de l’athée, ce ne sont pas mes arguments logiques qui vont y changer quoi que ce soit. Mais «  pourquoi s’obstiner » à donner des arguments ? Précisément parce que je ne sais pas ce que Dieu est en train de faire dans le cœur de mon interlocuteur. Un argument sert à retirer les barrières intellectuelles pour que le cerveau donne la permission au cœur de chercher et trouver Dieu.

Je n’ai plus l’âge de jouer à cache-cache ni à « Dieu y es-tu ? » … pourquoi se cache-t-il à ce point ? Pour nous faire la surprise ? Pour s’amuser ? Ce serait jouer avec notre détresse. (p.104-105)

La réponse chrétienne et biblique est que Dieu n’est pas caché. Sa création témoigne du créateur, de telle sorte que nous sommes tous ultimement sans excuse. C’est tout le raisonnement de Romains chapitre 1, qui explique que le problème n’est pas un manque d’indices, mais leur suppression par notre cœur endurci.

Comte-Sponville anticipe ensuite une autre réponse possible :

la réponse la plus fréquente, chez les croyants, c’est que Dieu se cache pour respecter notre liberté, voire pour la rendre possible. S’il se manifestait dans toute sa gloire, nous explique-t-on, nous n’aurions plus le choix de croire ou non en lui. (p.105)

Et là, je me trouve être d’accord avec André Comte-Sponville : ce n’est pas une bonne réponse. Il offre même quelques contrarguments imparables :

somme nous plus libres que Dieu ? Plus libres que les rachetés au ciel ?

ou encore,

Il y a plus de liberté dans la connaissance que dans l’ignorance

Amen ! Mais le problème pour Comte-Sponville, c’est que le chrétien n’accepte pas la prémisse que Dieu nous laisse ignorants. Au delà même de sa révélation générale par la création, il se révèle, parfois bien brutalement ; demandez à Paul de Tarse. J’ajoute personnellement que plusieurs de mes amis ont, tout comme moi, des histoires de conversion où Dieu est intervenu bien explicitement. Comte-Sponville tente enfin d’enfoncer le clou avec une analogie contre l’idée de Dieu le père : « Que penseriez vous d’un père qui se cacherait de ses enfants ? » (p.108). Mais ma réponse demeure : Dieu n’est pas caché, et en plus, bibliquement, tous ne sont pas ses enfants ; on y reviendra plus tard dans cette critique. Tournons-nous maintenant vers sa raison numéro trois en faveur de l’athéisme : l’affirmation que le concept de Dieu est « incompréhensible ».

Croire en Dieu, d’un point de vue théorique, cela revient toujours à vouloir expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas—le monde, la vie, la conscience—par quelque chose que l’on comprend encore moins : Dieu. Comment se satisfaire, intellectuellement, d’une telle démarche ? (p.110).

D’abord, je rejette l’affirmation que l’on comprenne Dieu encore moins que l’univers, la vie, ou la conscience. Mais même si c’était le cas, les expliquer par l’existence de Dieu resterait une démarche tout à fait appropriée. Si le premier homme sur Mars trouve des artéfacts de technologie avancée, il en déduira raisonnablement qu’il y a des martiens, dont il ne saura presque rien. Il comprendra alors encore moins les martiens que leurs outils, mais sa conclusion que les martiens existent sera quand même justifiée. Comte-Sponville s’exclame ensuite :

Sur Dieu, je ne comprends rien—puisqu’il est par définition incompréhensible ! (p.111)

C’est une confusion sur le sens de « incompréhensible ». On ne peut pas tout comprendre sur Dieu, mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse rien comprendre ! Comte-Sponville lance au passage l’allégation que la bible et le coran sont « pleins de niaiseries et de contradictions », mais comme il ne nous offre aucun argument à cet effet, il n’y a rien à réfuter ici. Il continue (p.114) :

Si l’absolu est inconnaissable, qu’est-ce qui nous permet de penser qu’il est Dieu ?

Même erreur. Dieu n’est pas inconnaissable (et donc « l’absolu » n’est pas inconnaissable). Notre savoir de Dieu n’est pas compréhensif, c’est à dire qu’il n’est pas complet, mais Dieu est compréhensible.

André Comte-Sponville passe enfin plusieurs pages (d’environ 115 à 118), à critiquer le fait que le concept de Dieu soit « antropomorphique », c’est à dire qu’il soit partiellement à l’image des hommes. Il n’est pour moi vraiment pas clair de savoir quel problème c’est supposé poser. Certains attributs de Dieu sont aussi des attributs humains, d’autres pas. Certains sont aisément compréhensibles, d’autres pas. Et donc ? Ce n’est certainement pas une raison de ne pas croire en son existence. La raison numéro trois d’André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’a donc pas plus de succès que les deux premières.

Enfin, je conclue en remarquant que les deux raisons qui nous ont été ici offertes, sont au final mutuellement exclusives. La deuxième, si elle est vraie, sape la première. En effet, si le concept de Dieu est complètement incompréhensible, alors il n’est pas raisonnable d’avoir des attentes cohérentes au sujet de ce que Dieu devrait faire ou ne pas faire. Quand André Comte-Sponville s’attend à ce que Dieu lui donne plus de preuves ou plus d’expériences, il présuppose bien que le concept de Dieu ne soit pas complètement incompréhensible. Ses deux arguments athées, déjà faibles individuellement, perdent donc encore en plausibilité, lorsqu’ils sont offerts conjointement.

En conclusion, la « faiblesse des expérience » et le problème du « Dieu incompréhensible » ne sont pas de bonnes raisons de croire que Dieu n’existe pas. Dans la prochaine partie, nous verrons cependant un argument athée beaucoup plus sérieux, le « problème du mal ».

>>> Partie 11

Alvin Plantinga : par où commencer?

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Alvin Plantinga

Si vous lisez régulièrement le blog de l’association axiome, vous verrez que le nom d’Alvin Plantinga revient assez souvent. C’est un philosophe chrétien évangélique prolifique, souvent reconnu comme étant un des plus grands philosophes analytiques contemporains, et il est grandement responsable pour la véritable renaissance de la philosophie chrétienne qui s’est produite dans les départements de philosophie des universités anglo-saxonnes ces 50 dernières années.

Il écrit sur des sujets cruciaux, argumente avec une rigueur à l’épreuve des balles, et en plus trouve le moyen d’avoir un sens de l’humour très fin, de telle sorte que certaines de ses phrases sont tout bonnement hilarantes, tout en argumentant de manière très sérieuse. En bref, c’est un régal de le lire, quelque soit le sujet.

Evidemment, pour le lire en français, il faut se lever de bonne heure; mais si vous lisez correctement l’anglais et que vous voulez vous lancer dans des lectures du grand maître de la philosophie analytique chrétienne, voici un petit guide de lecture.

Quel livre lire en premier? Cela dépend de vos centres d’intérêt. Quel sujet vous intéresse-t-il? Voici certains de ses chefs d’oeuvre que vous trouverez intéressants:

warranted-Si vous êtes intéressés par la notion du savoir, de la connaissance, et de la rationalité de toute croyance, et plus particulièrement de la croyance en Dieu, alors Plantinga est l’expert. Cette discipline qui s’intéresse au savoir, s’appelle l’épistémologie. Contrairement aux théories prévalantes au siècle des lumières, Plantinga affirme et défend la thèse que le savoir ne requiert pas nécessairement un argument ou une preuve. Il montre qu’il y a toutes sortes de choses que l’on sait, et pourtant sans argument: ce sont des croyances “proprement basiques”. Plantinga offre alors un modèle pour évaluer si l’on peut savoir que Dieu existe, sans argument: il offre un modèle de ce qu’il appelle le “Warrant”, qui est cet ingrédient supplémentaire à la croyance, pour que cette croyance devienne une instance de savoir, et montre ensuite que selon ce modèle un croyant pourrait tout à fait être justifié, rationnel, “warranted”, dans son savoir que Dieu existe, même sans argument. (Et il ne dit pas que nous n’avons pas de bon argument pour l’existence de Dieu, il dit simplement que même si on n’en n’avait pas, cela ne serait pas suffisant pour rendre le théisme irrationnel).

Pour ces sujets, il faut lire son tome classique “Warranted Christian Belief”, qui est en fait le volume 3 de sa trilogie sur le Warrant. Récemment, il vient de publier une version plus courte et plus accessible, appelée “Knowledge and Christian Belief”, que je conseille donc très fortement.

nature-necessity-Si vous êtes intéressés par la question du problème du mal, et du libre arbitre, Plantinga est l’artisan de la soi-disante “défense du libre arbitre”. Il écrit  beaucoup sur ce sujet, impliquant des notions de “logique modale”, et son classique académique en la matière est “The Nature of Necessity”. Il est assez opaque, mais je le conseille fortement, le jeu en vaut la chandelle. Si vous n’avez pas encore lu ce genre de traité difficile de philosophie analytique, vous pouvez préférer son volume un peu allégé et plus accessible, appelé “God, Freedom and Evil”. Après avoir discuté les concepts de logique modale nécessaires, Plantinga les applique à la fois au problème du mal, et au célèbre “argument ontologique” pour l’existence de Dieu. Il a redonné un souffle intéressant à cet argument classique.

conflict-Si vous êtes intéressé par la relation entre la science et la foi, l’évolution et la création, Plantinga a offert encore un argument original et classique, qui consiste à dire que le naturalisme et l’évolution ne sont pas affirmable rationnellement: l’un et l’autre ne vont pas ensemble. Plantinga affirme que si Dieu n’existe pas, et que l’évolution est vraie, alors nos facultés cognitives sont le résultat de mutations génétiques aléatoires et de la sélection naturelle, dans le but non pas de découvrir la vérité, mais de survivre et de se reproduire. Si c’est le cas, Plantinga affirme, alors nos facultés cognitives ne sont pas fiables pour accéder à la vérité, puisque ce n’est pas leur fonction. Mais alors si on ne peut pas faire confiance à nos facultés cognitives, on ne peut pas faire confiance à toutes les croyances qu’elles nous procurent: cela inclut le naturalisme et l’évolution. Un argument fascinant.

Pour ce genre de sujet, lire son tome “Where the Conflict Really Lies”, ou bien de manière plus compacte, une critique en ligne de Richard Dawkins’ (cliquez ici), dans laquelle il défend le même argument, le “evolutionary argument against naturalism”.

Les livres ci-dessus sont tous des chefs d’oeuvres qui valent la peine, mais je répète en conclusion que tout ce que touche Plantinga est en général de haute qualité, et il est difficile de se tromper. Alors si vous lisez l’anglais, que vous aimez résoudre des puzzles logiques au sujet de la défense de la foi chrétienne et que vous voulez apprendre un peu de philosophie analytique pour répondre à ce genre de questions, lancez-vous et attrapez un volume d’Alvin Plantinga, vous ne le regretterez pas.

« Poésie athée contre logique théiste » L’argument cosmologique – Partie 8 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 7

Le deuxième argument en faveur de l’existence de Dieu qui est critiqué par André Comte-Sponville est la preuve cosmologique, « par la contingence du monde » (p.90). Cet argument, développé par Gottfried Leibniz, commence par poser la question: « Pourquoi existe-t-il un univers, plutôt que rien du tout? » L’argument se base sur le principe que « tout ce qui existe doit avoir une raison de son existence (soit par une nécessité de sa propre nature, soit par une cause externe) ». Cette thèse est appelée le « principe de la raison suffisante », et semble en effet bien plausible : si une chose existe mais aurait pu ne pas exister (c’est à dire qu’elle existe de manière contingente), alors il doit y avoir une raison suffisante pour expliquer pourquoi elle existe plutôt que le contraire.

L’argument constate ensuite que l’univers est contingent : il aurait pu ne pas exister. Il aurait été cohérent que rien n’existe du tout, et il n’y a donc aucune raison de penser que l’univers physique que nous observons soit nécessaire, c’est à dire qu’il soit impossible qu’il n’existe pas. Une autre raison de penser que l’univers est contingent provient du fait que l’univers ait eu un commencement. S’il n’est pas éternel dans le passé, s’il a commencé à exister, il était clairement possible qu’il n’existât pas. Je note au passage que techniquement, il existe deux preuves indépendantes et importantes dites « cosmologiques » : celle qu’André Comte-Sponville critique ici, par la contingence du monde (défendue par Leibniz), et une autre distincte, par le commencement du monde, défendue de manière contemporaine par William Lane Craig. Cette dernière s’appelle la preuve cosmologique « de Kalaam », et Comte-Sponville ne semble pas la connaître, ou du moins ne la mentionne pas. C’est un trou important dans sa défense, car il s’agit d’un autre argument théiste puissant auquel il ne répond pas, mais comme il traite au moins de la version Leibnizienne, voyons ce qu’il a à dire au sujet de celle-ci, et je ne m’attarderai pas trop sur la version de Kalaam.

L’univers, Leibniz remarquait, est donc contingent. Mais alors si le principe de raison suffisante est vrai, il s’ensuit logiquement que l’univers doit avoir une explication de son existence, dans une cause extérieure. Quel type de cause ? Puisque l’univers est la totalité du monde spatio-temporel, sa cause doit être transcendante, immatérielle, non-spatiale, atemporelle, incroyablement puissante, et ayant créé l’univers. Cet argument établit ainsi l’existence d’un être avec un bon nombre des propriétés de Dieu, et dont l’existence ne peut pas être admise par un athée cohérent. C’est donc un argument théiste assez puissant.

Qu’en dit alors André Comte-Sponville ? Il commence par reconnaître sa force, en admettant :

Des trois « preuves » classiques de l’existence de Dieu, c’est la seule qui me paraisse forte, la seule qui, parfois, me fasse hésiter ou vaciller. Pourquoi ? Parce que la contingence est un abîme, où la raison se perd. Un vertige, toutefois, ne fait pas une preuve (p.91).

Pour ceux qui trouveraient cette réponse déroutante, revoyons l’action au ralenti : « La contingence est un abîme où la raison se perd ». C’est une bien belle métaphore poétique, mais une piètre réponse à un argument logique. Je concède bien qu’un « vertige » ne fasse pas une preuve, mais l’argument cosmologique n’est pas un « vertige », c’est un argument déductif logiquement valide, avec deux prémisses vraies et plausibles. Il me semble bien que cela fasse une preuve. André Comte-Sponville continue avec la poésie, et s’en prend à la raison :

Pourquoi la raison – notre raison – ne se perdrait-elle pas dans l’univers, s’il est trop grand pour elle, trop profond, trop complexe, trop obscur ou trop lumineux ?

Encore une fois, la poésie est charmante, mais inadéquate pour répondre à un argument logique. L’univers physique est-il contingent, oui ou non ? Il n’y a aucun rapport entre sa contingence et sa taille, ou sa profondeur, sa complexité, son obscurité ou sa luminosité. Imaginez si les rôles étaient inversés : si le penseur chrétien (moi, en l’occurrence), devant les arguments athées, commençait à attaquer la raison, en disant poétiquement que la raison se promène dans le grand univers et se perd dedans… On n’entendrait plus que cela : « les croyants sont irrationnels, les athées ont la raison dans leur camp, etc. » Je ne vois pas pourquoi l’attaque de la raison serait plus respectable quand elle vient de la plume d’un athée faisant face à un argument logique en faveur de l’existence de Dieu.

Comte-Sponville poursuit sa critique de la raison en l’emmenant ensuite dans une direction plus intéressante, lorsqu’il demande :

Qu’est-ce qui nous prouve, même, que notre raison ne déraisonne pas ?

D’un côté, cette question est évidemment impertinente dans le contexte de notre argument, puisque l’on pourrait dire exactement la même chose de n’importe quel argument : tout argument présuppose que notre raison fonctionne correctement pour évaluer l’argument. Mais Comte-Sponville ajoute au sujet de notre raison que

Seul un Dieu pourrait la garantir et c’est ce qui interdit à notre raison d’en prouver l’existence de Dieu, qui garantit la véracité de notre raison.

Intéressant ! Cette tentative est révélatrice, car je suis en fait d’accord avec lui, que seul Dieu garantit la fiabilité de nos facultés cognitives. En effet, si Dieu existe, lorsqu’il créé l’homme, il le façonne avec des capacités intellectuelles qui, lorsqu’elles fonctionnent proprement, sont destinées à accéder et croire la vérité. Si Dieu n’existe pas, en revanche, nos cerveaux ont alors été façonnés par le processus darwinien de mutations aléatoires et sélection naturelle, dans le but non pas de produire des connaissances véritables, mais d’assurer notre survie et notre reproduction. Et tant qu’une croyance assure notre survie, la sélection naturelle se moque bien de savoir si cette croyance est vraie. C’est donc une raison de douter de la fiabilité de nos capacités intellectuelles si Dieu n’existe pas. N’est-il pas remarquable que Comte-Sponville l’affirme ici ? Présupposer la fiabilité de notre raison, c’est présupposer l’existence de Dieu. Mais donc comme notre argument cosmologique présuppose la fiabilité de notre raison, Comte-Sponville nous accuse de présupposer l’existence de Dieu ! Ma réponse sera simple : oui, je présuppose évidemment que notre raison est fiable en offrant mon argument, mais la fiabilité de notre raison ne devrait pas être une prémisse disputable. C’est une prémisse qu’André Comte-Sponville concède lui même ouvertement dès lors qu’il s’engage en débat avec le croyant, dans la mesure ou c’est évidemment une présupposition de tout argument logique. La fiabilité de notre raison est donc une présupposition d’André Comte-Sponville lui-même, lorsqu’il engage les arguments théistes en écrivant un livre de philosophie ! Si la raison humaine n’est pas fiable, pourquoi raisonner avec le lecteur de L’esprit de l’athéisme ? Clairement, il présuppose que la raison humaine est fiable, et donc s’il ajoute maintenant que seul Dieu peut le garantir, il ne nous offre pas une raison de douter de l’argument cosmologique ou de la fiabilité de notre raison ; ce qu’il nous offre, c’est une raison supplémentaire de croire que Dieu existe. À la bonne heure.

Il reprend ensuite sa critique poétique de l’argument cosmologique :

Que notre raison, devant l’abîme de la contingence, perde pied, ou soit saisie de vertige, cela explique que nous cherchions un fond, pour cet abîme ; cela ne saurait prouver qu’il en a un (p.92).

Mais personne ici ne « perd pied » ou n’est « saisi de vertige ». Je n’arrive toujours pas à savoir s’il admet que l’univers soit contingent. Il en a l’air, mais il est tellement vague que je ne suis pas sûr. Ensuite il a l’air de rejeter le principe de raison suffisante pourtant si plausible :

Le nerf de la preuve cosmologique, c’est le principe de raison suffisante, qui veut que tout fait ait une raison d’être, qui l’explique.

Entre parenthèse, je pense que cette formulation du principe est bien trop ambitieuse, je dirais plutôt simplement que toute chose qui existe a une raison de son existence, c’est plus modeste.

Il poursuit:

Pourquoi le monde ? Parce que Dieu. C’est l’ordre des causes. Pourquoi Dieu ? Parce que le monde. C’est l’ordre des raisons. Mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il y ait un ordre et que la raison ait raison ?

Soit cette phrase n’a aucun sens, soit elle admet une réponse triviale. Par définition, ce qu’il appelle ici « la raison » a raison ; si elle n’avait pas raison ce ne serait pas « la raison ». Il demande encore :

Pourquoi n’y aurait-il pas de l’absolument inexplicable ? Pourquoi la contingence n’aurait-elle pas le dernier mot, ou le dernier silence ?

Et revoilà la poésie. Que veut dire pour la contingence d’avoir « le dernier mot ou le dernier silence » ? j’avoue ne pas savoir. Il ajoute :

ce serait absurde ? Et alors ? Pourquoi la vérité ne le serait-elle pas ?

Ma réponse : parce que c’est la définition de la vérité même, qui nécessite qu’elle ne soit pas absurde. La loi de non-contradiction dit que si deux propositions se contredisent, affirmer les deux est absurde, c’est incohérent, c’est faux, car elles ne peuvent pas être vraies toutes deux en même temps. Et si André Comte-Sponville rejette maintenant les lois de la logique, je répète qu’il est futile d’écrire un livre de philosophie analytique rempli d’arguments logiques tel que L’esprit de l’athéisme.

Mais il corrige ensuite son langage trop fort pour reprendre sa concession d’absurde. Il fait une brève marche arrière et reformule :

D’ailleurs, ce serait moins absurde que mystérieux, et la vérité, pour tout esprit fini, l’est assurément (p.92).

Donc, pour résumer, il semble admettre que l’univers soit contingent, il rejette le principe de raison suffisante (sans aucune raison si ce n’est son souhait de nier l’existence de Dieu), dit que c’est mystérieux, et admet tacitement que si le principe de raison suffisante était vrai, il devrait exister un être nécessaire. Ce sont certes de fortes concessions devant l’argument cosmologique, mais il critique ensuite la valeur théologique de cette conclusion :

Au demeurant, quand bien même on donnerait raison à Leibniz, et au principe de raison, cela prouverait seulement l’existence d’un être nécessaire. Mais qu’est-ce qui nous prouve que cet être soit Dieu, je veux dire un Esprit, un sujet, une Personne (ou trois) ?

Encore une fois, j’admets bien que l’argument ne prouve pas la doctrine de la trinité, mais il nous donne plus que la nécessité de cet être : cet être est la cause extérieure de l’univers, qui doit donc être (comme je l’expliquais ci-dessus) nécessaire, atemporelle, éternelle, extrêmement puissante, et j’ajoute maintenant en réponse à Comte-Sponville que oui, elle doit aussi être « personnelle ». Pourquoi ? Parce qu’elle est immatérielle, et qu’il n’y a que deux sortes de candidats possibles dans l’ensemble des choses immatérielles : cela pourrait être soit une âme personnelle, soit un objet abstrait (tel que les nombres, les ensembles, les propositions, etc…) Mais les objets abstraits ne peuvent rien causer, or cet être est supposé être la cause de l’univers, ce qui par élimination nous donne un être personnel, immatériel, créateur de l’univers. Qu’on le nomme « Dieu » ou pas, aucun athée ne peut admettre une telle conclusion et garder sérieusement le nom d’athée.

André Comte-Sponville s’en prend alors au concept même de contingence, et démontre malheureusement une incompréhension de la logique modale, à savoir la logique du possible et de l’impossible, du nécessaire et du contingent (qui est évidemment employée par l’argument cosmologique par la contingence du monde). Il annonce :

Le monde aurait pu ne pas être ? Certes, mais pour l’imaginaire seulement et tant qu’il n’était pas (c’est ce qu’indique cet irréel du passé : aurait pu) point en lui-même et tant qu’il est.

Évidemment. Si c’est une objection, elle est confuse. Lorsque l’on annonce que l’univers aurait pu ne pas être, on entend bien que si ça avait été le cas, alors il n’aurait pas été tel qu’il est en vrai. Il n’y a aucune objection ici ; l’univers existe, vraiment, et il aurait pu, contrairement à ce qui est vrai dans le monde présent, ne pas exister : en bref, il est contingent.

Au présent, le réel ne connaît que l’indicatif, ou plutôt l’indicatif présent est le seul temps du réel, qui le voue à la nécessité

Non, pas du tout. Le réel peut être réel et nécessaire, réel et contingent, mais en aucun cas la simple réalité n’implique la nécessité, et qu’un philosophe professionnel se prenne les pieds dans le tapis au sujet de ces concepts philosophiques fondamentaux est assez surprenant.

Parce que tout serait écrit à l’avance ? Nullement. Mais parce que tout est, et ne saurait (au présent) être autre chose. Le principe d’identité y suffit : ce qui est ne peut pas ne pas être, puisqu’il est. C’est le vrai principe de raison, et le seul peut-être.

C’est encore confus. Lorsque l’on cherche à savoir si une chose vraie est contingente, on évalue si elle aurait pu être différente dans un autre monde possible, mais la possibilité alternative envisagée ne maintient évidemment pas en place l’état d’affaire réel, elle suppose une altération qui aurait expliqué une différence, et on considère alors la cohérence de ce scénario alternatif; pas sa compatibilité en tous points avec notre monde réel !

Le possible ? C’est du réel ou ce n’est pas. La contingence n’est que l’ombre portée du Néant ou de l’imaginaire – ce qui ne fut pas, ce qui aurait pu être – dans l’immense clairière du devenir ou de l’être (ce qui fut, ce qui est, ce qui sera).

Et revoilà la poésie. Je confesse ne pas pouvoir analyser ses affirmations sur les ombres portées dans des clairières. Enfin, André Comte-Sponville revient à une critique traditionnelle (et un peu plus sérieuse) de l’argument, lorsqu’il objecte (p.95):

C’est la grande question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » La question va au-delà de Dieu, puisqu’elle l’inclut. Pourquoi Dieu plutôt que rien ?

Mais la réponse est triviale : pourquoi le principe de raison suffisante ne requiert-il pas que Dieu ait une cause ? Parce que Dieu, par définition, existe par une nécessité de sa nature ; c’est un être nécessaire, chose que l’on ne peut pas affirmer au sujet de l’univers qui est contingent. Il anticipe cette réponse, et rétorque :

Penser l’être comme nécessaire, ce n’est pas davantage l’expliquer ; c’est constater qu’il ne s’explique que par lui même … , ce qui le rend, pour nous et à jamais, inexplicable.

Ce n’est pas tout à fait juste ; Dieu a une explication : son existence est expliquée par la nécessité de sa nature. Cela dit, j’admets bien qu’il y a dans l’existence nécessaire de Dieu un brin de mystère et d’émerveillement, mais au moins le concept reste cohérent ; alors que dans la vue athée, on a une contradiction entre le principe de raison suffisante et un univers contingent qui existerait sans explication, ce qui serait incohérent. C’est ce qui fait que l’argument cosmologique est un bon argument, et je pense avoir établi ici que sa critique par André Comte-Sponville est un échec. L’univers est contingent, il a même eu un commencement, deux propriétés qui requièrent l’existence d’une cause, un être transcendant, créateur de l’univers, immatériel, atemporel, nécessaire, et très puissant, que les chrétiens appellent Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Dans la partie suivante, nous passerons en revue le dernier argument théiste discuté par André Comte-Sponville : la preuve physico-théologique, ou argument du dessein intelligent.

>>> Partie 9

« Drôle de preuve » L’argument ontologique – Partie 7 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 6

La première des six raisons offertes par André Comte-Sponville pour soutenir l’athéisme est « la faiblesse des arguments théistes ». Je remarquais dans la partie précédente que logiquement, même si les arguments théistes échouaient, cela ne montrerait pas que Dieu n’existe pas, car l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence. Mais tournons nous quand même vers les arguments théistes en question, pour apprécier qu’il existe au contraire de bonnes raisons de croire en Dieu, et pour voir comment André Comte-Sponville tente d’éviter logiquement leurs conclusions théistes. Traitons les dans le même ordre que lui. Il commence ainsi (p.87) : « la première est la plus déroutante ». Il s’agit de la « preuve ontologique » (l’ontologie est l’étude de la nature de « l’être »). Je note en passant que j’utilise les mots « preuve » et « argument » de manière interchangeable, sans y voir de différence de sens : dans notre contexte, une preuve (ou un argument) est une suite de considérations logiques tentant d’établir une conclusion justifiée (dans notre cas, l’existence de Dieu). L’argument ontologique, donc, est en effet intriguant. Il s’agit d’un argument très ancien, initialement offert par Anselme, qui commence par considérer le concept même de Dieu. Dieu, par définition, est supposé être un être maximalement excellent, c’est à dire un être dont on ne puisse pas concevoir qu’il en existe un plus excellent. A partir de cette définition, Anselme dit alors que si un être excellent n’existait que dans nos idées, ce serait moins excellent que d’exister en vrai. Un tel être qui aurait toutes les perfections que l’on imagine et qui en plus existerait vraiment, serait plus excellent que celui qu’on ne fait qu’imaginer. Et donc, Anselme conclut, si l’être maximalement excellent que l’on imagine dans nos têtes est bien maximalement excellent, il s’ensuit logiquement qu’il n’existe pas que dans nos têtes, mais existe en vrai. Et donc il conclut qu’un être maximalement excellent existe en vrai ! … -Pardon ?! C’est allé un peu vite, dira-t-on sans doute. J’ai tendance à être d’accord avec André Comte-Sponville quand il dit que l’argument ontologique est une « preuve étonnante, fascinante, agaçante » (p.89). C’est un argument purement conceptuel, qui ne se base pas sur une observation dans le monde, mais juste sur le concept de Dieu, et sur la logique. C’est selon moi un puzzle amusant, souvent difficile à résoudre pour l’athée, mais comme il est un peu bizarre, son poids est assez limité dans un débat entre croyants et athées, et ce n’est de loin pas l’argument que j’utiliserais en premier. Comte-Sponville dit que c’est une « drôle de preuve, qui ne convainc…que les convaincus ! » (p.89). C’est bien possible, et donc comme je le disais, cet argument n’est pas mon favori, mais il reste un puzzle logique intéressant à résoudre pour le philosophe athée, et il se trouve que la critique de Comte-Sponville au sujet de cet argument est invalide. Alors permettez moi de défendre l’argument, ne serait-ce que pour souligner l’échec de Comte-Sponville. Pour cela, je vais offrir la formulation un peu plus rigoureuse de l’argument, défendue de manière contemporaine par Alvin Plantinga, qui procède ainsi :

(1) Il est possible qu’un être maximalement excellent existe

(2) S’il est possible qu’un être maximalement excellent existe, alors il existe dans un monde possible (c’est ce que signifie « être possible »)

(3) Si un être maximalement excellent existe dans un monde possible, alors il existe dans tous les mondes possibles (car il est plus excellent d’exister nécessairement que d’exister de manière contingente)

(4) Si un être maximalement excellent existe dans tous les mondes possibles, alors il existe dans le monde réel (ça va de soi)

(5) Conclusion : Donc un être maximalement excellent existe dans le monde réel.

Et voilà !

A mon sens, les prémisses (2) à (4) sont incontestables logiquement, et donc la meilleure chance pour l’athée qui veut rejeter la conclusion en (5), est de disputer la vérité de la prémisse (1). Cette prémisse reste plausible à mes yeux: le concept d’un être maximalement excellent me semble cohérent, ne le pensez-vous pas ? Il est donc possible qu’un tel être existe, et ensuite, le reste de l’argument ontologique montre que si c’est possible, alors c’est vrai, et Dieu existe. L’athée doit donc affirmer que l’existence d’un être maximalement excellent n’est pas seulement fausse, mais est aussi logiquement impossible, telle un célibataire marié ou un triangle carré. Cela me semble assez extrême et peu plausible, mais c’est la meilleure voie à prendre pour un athée sensible qui rejette l’argument.

Malheureusement, ce n’est pas la critique qu’offre André Comte-Sponville. Alors que dit-il ? Il demande en page 89 :

comment une définition pourrait-elle prouver une existence ? Autant prétendre s’enrichir en définissant la richesse . . . Il n’y a rien de plus dans mille euros réels, explique à peu près Kant, que dans mille euros possibles (le concept, dans les deux cas, est le même) ; mais je suis cependant plus riche avec mille euros réels « qu’avec leur simple concept ou possibilité ». Même chose s’agissant de Dieu : son concept reste le même, que Dieu existe ou pas, et ne saurait donc prouver qu’il existe.

Oui, mais non. Tout d’abord, ce n’est pas seulement une définition qui établit l’existence de Dieu, c’est la définition plus l’affirmation supplémentaire de la prémisse (1), qui maintient que l’être décrit par cette définition est logiquement possible. Et ensuite, le parallèle supposé absurde avec les richesses ne tient pas, puisque le concept de 1000 euros n’inclut pas l’existence nécessaire. Les richesses ne sont pas par définition maximalement excellentes, et donc si elles existent de manière contingente dans un monde possible, il ne s’ensuit pas du tout qu’elles existent de manière nécessaire dans tous les mondes possibles, contrairement à un être maximalement excellent. La contre-preuve par l’absurde de Comte-Sponville est donc un échec.

Il offre ensuite une objection un peu plus convaincante : « L’être n’est ni une perfection supplémentaire, malgré Descartes, ni un prédicat réel : il n’ajoute rien au concept ni ne peut en être déduit » (p.89). Oui, c’est une critique assez fréquente de l’argument : dire qu’en soi, l’existence n’est pas une perfection supplémentaire, me semble aller dans la bonne direction, et cela réfute peut-être même la version de l’argument offerte par Descartes, mais malheureusement pas celle de Plantinga que j’offrais ci-dessus. Cette version que je défends ne présuppose jamais que l’existence est un prédicat ou une perfection supplémentaire. Elle dit juste que l’existence nécessaire est un prédicat (c’est clairement le cas), et une perfection, c’est à dire qu’elle est plus excellente que l’existence contingente. Cela me semble éminemment plausible : si deux êtres excellents presque identiques existent tous deux, l’un de manière nécessaire et l’autre de manière contingente, il me semble plausible de dire que celui qui est nécessaire soit plus excellent que celui qui n’est que contingent. L’argument ontologique formulé ainsi tient donc très bien la route à ce point, et la critique de Comte-Sponville manque la cible.

André Comte-Sponville ajoute (p.90) que « L’argument ontologique est désormais derrière nous plutôt que devant », ce qui est à la fois faux, et impertinent. Même si l’argument était tombé aux oubliettes, cela ne nous dirait rien concernant sa validité, mais de toutes façons, l’argument est aujourd’hui encore défendu de main de maître par Alvin Plantinga, William Lane Craig, et Robert Maydole, par exemple. Les rumeurs de son décès ont été grandement exagérées.

Enfin, Comte-Sponville critique l’étendue de la conclusion de l’argument, en disant que même si l’argument prouvait ce qu’il prétend prouver, cela ne serait pas suffisant pour affirmer l’existence de Dieu. Il annonce (p.90): « quand bien même l’argument prouverait, comme le voulait Hegel, l’existence d’un être absolument infini, qu’est-ce qui nous prouverait que cet être fût un Dieu ? Ce pourrait être aussi bien la Nature, comme le voulait Spinoza, autrement dit un être infini, certes, mais immanent et impersonnel, sans volonté, sans finalité, sans providence, sans amour…Je doute que cela satisfasse nos croyants. »

Permettez moi d’offrir trois réponses :

Premièrement, il déforme la conclusion de l’argument. Il ne s’agit pas d’un être « absolument infini », mais « maximalement excellent ». Il y a donc un bon nombre de propriétés divines qui découlent de l’excellence, et non pas simplement de l’aspect « infini » de cet être.

Deuxièmement, et n’en déplaise à Spinoza, la nature n’est en fait pas infinie. L’univers physique, notre monde naturel, est fini dans le temps et dans l’espace. Nous y reviendrons dans la prochaine partie, en défendant « l’argument cosmologique » pour l’existence du Dieu créateur.

Et enfin, troisièmement, je suis d’accord que pour les autres propriétés, on n’obtienne pas tout ce que souhaiterait le croyant chrétien : un être maximalement excellent n’est pas forcément une trinité, ce n’est pas nécessairement l’auteur de la Bible, etc. Mais si cet être maximalement excellent possède tel qu’on le suppose toutes les perfections, cela inclut l’éternité, l’amour, l’omnipotence, l’omniprésence, l’omniscience, etc. Le Dieu chrétien n’est pas bien loin !

André Comte-Sponville offre alors (p.89) une conclusion prématurée avec une affirmation époustouflante :

Bref, cette « preuve » n’en est pas une. Et comme toutes les autres, montre Kant, se ramènent à elle (elles supposent toujours qu’on puisse passer du concept à l’existence), il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu : celle-ci peut être postulée, non démontrée ; elle est l’objet de foi, non de savoir.

Pas si vite ! Cette dernière affirmation est sans mérite. Même l’argument ontologique que j’ai défendu ci-dessus ne commet pas forcément la faute dont Comte-Sponville l’accuse, mais dans tous les cas, l’affirmation (attribuée à Kant ?) que tous les autres arguments en faveur de l’existence de Dieu commettent la même offense est absurde. Nous avons déjà vu et défendu dans des parties précédentes l’argument moral pour l’existence de Dieu, et il ne faisait rien de tel. Les autres arguments que nous allons voir ensuite ne le font pas non plus, et donc leur réjection a priori par Comte-Sponville ne tient pas la route. Au contraire, il va lui falloir réfuter les arguments théistes au cas par cas, et, heureusement, Comte-Sponville s’y attelle. Alors poursuivons: nous avons vu ici que l’argument ontologique survivait très bien la critique d’André Comte-Sponville, voyons dans la prochaine partie ce qu’il a à dire sur « l’argument cosmologique ».

>>> Partie 8

« Faute de preuve » Quelques préliminaires sur les arguments théistes – Partie 6 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 5

La deuxième partie du livre L’esprit de l’athéisme tente de répondre à la question « Dieu existe-t-il » ? C’est un vrai plaisir de voir André Comte-Sponville engager la question sérieusement, en offrant des arguments clairs, avec lesquels le penseur chrétien peut donc interagir intellectuellement et rigoureusement. Pour répondre « non » à cette question, André Comte-Sponville nous offre ainsi pas moins de 6 raisons :

1-La faiblesse des arguments théistes

2-La faiblesse des expériences de Dieu

3-L’incompréhensibilité de Dieu

4-Le problème du mal

5-La médiocrité de l’homme

6-Le désir humain suspect envers l’existence de Dieu

Nous allons y répondre dans l’ordre, en commençant donc par son traitement des arguments théistes et leur soi-disant faiblesse, mais avant de nous lancer dans une revue de ces arguments, j’aimerais faire quelques remarques préliminaires sur la nature d’un tel débat, et là encore je me retrouve à féliciter Comte-Sponville qui se distingue très positivement, méritant mon respect lorsqu’il affirme 3 choses importantes : 1- il reconnaît qu’il existe des arguments théistes méritant une réponse, 2- il reconnaît que le mal causé par les religions est impertinent, et 3-il reconnaît qu’au delà des arguments, il a aussi des raisons non rationnelles de ne pas croire, bien qu’elles ne soient pas pertinentes dans un livre de philosophie. Quelle sobriété !

En page 85, lorsqu’il se tourne vers les arguments en faveur de l’existence de Dieu, il note bien : « Ils pourraient être fort nombreux : vingt-cinq siècles de philosophie ont accumulé, pour les deux camps, un argumentaire à peu près inépuisable ». Oui ! Alors évidemment, au final, Comte-Sponville trouve que les arguments théistes classiques ne sont pas convaincants, mais au moins il ne les ignore pas, et dans le monde francophone, c’est assez rare ; alors je lui tire mon chapeau.

Il affirme ensuite à bon escient (p.85-86) que tout le mal commis par les croyants est impertinent :

« Je laisse de côté, délibérément, tout ce qu’on peut reprocher aux religions ou aux Églises, certes toujours imparfaites, certes détestables souvent, criminelles parfois, mais dont les errements ne touchent pas au vif de la question. L’inquisition ou le terrorisme islamiste, pour ne prendre que deux exemples, illustrent clairement la dangerosité des religions, mais ne disent rien sur l’existence de Dieu ». Oui Monsieur. Nous sommes entièrement d’accord. Il conclut (p.86) : « que toutes [les religions] aient du sang sur les mains, cela pourrait rendre misanthrope, mais ne saurait suffire à justifier l’athéisme, lequel, historiquement, ne fut pas non plus sans reproches, spécialement au XXe siècle, ni sans crimes. » Exactement : le mal commis par les athées n’est pas plus pertinent que celui commis par les croyants, l’existence ou l’inexistence de Dieu doit se régler sur un autre terrain, celui de la raison.

Mais, et c’est encore une excellente remarque de Comte-Sponville, il y a aussi des motivations non-rationnelles pour croire ou ne pas croire. Elles sont importantes aussi, et tout penseur honnête doit les reconnaître, ce que Comte-Sponville faisait dans cette citation déjà rapportée dans une partie précédente : « Pourquoi ne crois-je pas en Dieu ? Pour de multiples raisons, dont toutes ne sont pas rationnelles … S’agissant ici d’un livre de philosophie, et non d’une autobiographie, on m’excusera de m’en tenir aux arguments rationnels » Absolument.

Ayant félicité Comte-Sponville sur tous ces points importants, je note quand même un ou deux éléments critiquables. Lorsqu’il se tourne vers les arguments en faveur de l’existence de Dieu, il sous-estime leur importance. Il parle (p.87) des « prétendues « preuves » de l’existence de Dieu ». Pourquoi le dédain ? On les accepte ou pas, mais ce sont des arguments philosophiques importants et respectables, discutés de manière sérieuse dans les journaux professionnels philosophiques. A leur sujet, il annonce bizarrement : « je ne veux pas m’y attarder ». Pourquoi ? C’est la partie la plus importante pour un philosophe. C’est comme si un historien ne s’attardait pas sur les preuves historiques, si un poète ne s’attardait pas sur les vers, ou si un chef ne s’attardait pas sur les recettes. C’est le cœur du métier ! Il justifie ce choix en annonçant : « il y a bien longtemps que les philosophes, même croyants, ont renoncé à prouver Dieu ». Ah ? Personnellement, je n’ai pas entendu sonner le clairon de la retraite. Au contraire, les arguments philosophiques en faveur de l’existence de Dieu sont passionnément défendus aujourd’hui plus que jamais, particulièrement dans la littérature anglo-saxonne, par des pointures comme Alvin Plantinga, William Lane Craig, Richard Swinburne, et des centaines d’autres avec eux. Par ailleurs, c’est une voie à deux sens : les arguments athées d’André Comte-Sponville ne peuvent pas être rejetés sous prétexte que les philosophes athées auraient renoncé à « prouver » que Dieu n’existe pas. D’un côté comme de l’autre, il faut évaluer les arguments philosophiques, un point c’est tout.

Enfin, il faut remarquer que la soi-disant « faiblesse des arguments théistes » n’est, logiquement, pas suffisante pour établir l’athéisme. Même si tous mes arguments en faveur de l’existence de Dieu s’avéraient être pathétiquement invalides, il ne s’ensuivrait pas un instant que Dieu n’existe pas. Tout ce que ça montrerait, c’est que je suis un piètre défendeur de ma foi, mais cela ne dirait rien au sujet de Dieu. L’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence, et donc même s’ils étaient faibles, l’échec de ces arguments ne serait pas une bonne raison d’adopter l’athéisme. Mais en fait, comme je maintiens qu’au contraire ces arguments sont excellents, cela nous donne une occasion de les défendre contre la critique d’André Comte-Sponville, et donc de constater qu’il existe de solides raisons logiques de croire que Dieu existe.

Je note cependant que tous les arguments théistes ne sont pas un succès. Par exemple, en pages 100-101, Comte-Sponville critique un argument attribué à Descartes (est-ce une version de l’argument ontologique ?), qui m’a l’air en effet plus que douteux : « Je trouve en moi l’idée de Dieu, comme Être infini et parfait ; cette idée, comme toute chose, doit avoir une cause ; et comme « il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet », cette cause doit être elle même infinie et parfaite : ce ne peut être que Dieu ».

Je suis d’accord que ce n’est pas un bon argument. L’idée de Dieu dans sa tête pourrait être fausse, et s’expliquer par le simple fait qu’il soit confus, sans que Dieu soit la cause de son idée. Je n’achète donc pas cet argument. Mais d’autres sont tout à fait solides : nous avons déjà vu l’argument moral ci dessus, il y a aussi l’argument cosmologique, l’argument physico-théologique (parfois appelé téléologique, c’est à dire l’argument du dessein), l’argument ontologique, tous ceux ci méritent d’être évalués, je les défends moi même, et il se trouve que Comte-Sponville interagit avec tous ceux là, donc nous avons un bon désaccord à régler par les arguments. Passons les en revue un par un en suivant l’ordre choisi par Comte-Sponville, qui commence par « l’argument ontologique », que nous traiterons dans la partie suivante.

>>> Partie 7

Une vierge, Une souris et la biologie – Réflexion sur la naissance virginale de Jésus

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J’aimerais simplement faire quelques réflexions pour ce temps des fêtes concernant Noël. On proclame beaucoup que « le sauveur est né », mais on se soucie souvent moins du contexte dans lequel il est né. Soyons directs : il est né d’une vierge !

Peut-on croire que Jésus est né d’une vierge? Il est évident que deux visions s’affrontent aujourd’hui. D’une part, ceux qui croient que tout ce qui existe est matériel (matérialiste ou naturaliste) et d’autre part ceux qui croient en l’existence du surnaturel. Et l’argument le plus souvent avancé aujourd’hui contre la naissance virginale de Jésus provient de la science : c’est une impossibilité biologique. Ou encore, c’est hautement improbable.

La biologie aujourd’hui est une science développée qui nous montre pratiquement dans les détails comment un enfant est conçu. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que ça prend toujours un mâle et une femelle pour concevoir un enfant. Une conception virginale demande d’avoir une espèce de génération spontanée du « sperme masculin », ce qui va à l’encontre des lois de la biologie. Aucune expérimentation en laboratoire n’a pu reproduire cela. D’un point de vue purement matériel : Ça ne se peut pas!

Si nous analysons la façon dont un humain est conçu, nous voyons qu’à tous les coups la conception est faite avec mâle et femelle. Et avec la masse d’évidence reproduite des millions de fois nous avons cette loi biologique. Mais est-elle une loi absolue? Le fait qu’une chose ne puisse être reproduite en laboratoire ne signifie pas qu’elle ne se soit jamais produite. Dans chaque cas de reproduction, il existe une tonne de variables à tenir en compte.

Dans le cas d’une naissance virginale, il y a une variable que le modèle matérialiste ne prend pas en compte : Dieu. La réalité de Dieu agissant réellement dans l’histoire. Il faut l’inclure dans notre modèle, car ceux qui revendiquent ce genre de naissance pour Jésus l’incluent. Voyez-vous un scientifique peut discuter de la probabilité ou l’improbabilité d’une théorie, mais jamais son impossibilité. Car pour cela il faudrait qu’il connaisse toutes les lois qui régissent l’univers. Nous sommes en présence d’un événement unique, qui relève beaucoup plus de l’histoire que de la science en laboratoire. La science s’intéresse à ce qui se produit de façon répétitive, non aux événements uniques.

En fin de compte, l’argument contre les chrétiens concernant le miracle, c’est qu’il implique un événement unique. Mais nier un événement parce qu’il est unique n’est pas faire preuve d’un esprit scientifique, mais plutôt de préjugé. Il suffit de penser à l’origine de l’univers qu’ils nomment eux même « singularité ». C’est un terme scientifique pour parler d’un événement unique, pourtant. Peut-on l’étudier? Avant d’étudier des centaines de souris pour voir comment la conception se fait, il faut étudier une souris. De même, avant d’analyser la vie de Jésus il faut accepter le premier. Car la vie au complet de Jésus est une série d’événements uniques. Ceux qui ont entouré Jésus durant sa vie ont été surpris eux aussi de ce qui passait. Beaucoup avaient du mal à croire ce qui se passait, malgré le fait qu’ils étaient dans une société ou la valeur commune était l’existence de Dieu. Ils n’étaient pas matérialistes, alors imaginez nous!

La foi chrétienne tient ferme ou s’écroule avec le caractère unique de Jésus-Christ! Jésus-Christ est unique. Le contexte ne laisse place à aucun doute quant à la parole adressée à Marie. À propos de la conception dans le sein de Marie ainsi que la grossesse de sa cousine Élisabeth, l’ange ajoute : « Car rien n’est impossible à Dieu. » (Luc 1.37) La question de l’impossibilité est soulevée précisément parce que l’annonce faite par l’ange enfreint les lois de probabilité. Les auteurs du Nouveau Testament étaient comme nous, aussi critiques que nous pouvons l’être. Ils savaient eux aussi que pour faire une souris ou un bébé, il faut un mâle et une femelle. Il ne faut pas penser qu’ils étaient tous des épais parce qu’ils n’avaient pas de microscope électronique.

Rappelons-nous ceci :

  1. Un chrétien ne croit pas à une naissance virginale sans Dieu!
  2. Un chrétien, tout comme le non-chrétien, trouve ridicule une naissance humaine virginale, sans Dieu.
  3. Mais, les chrétiens croient en Dieu. Plus précisément un Dieu qui s’investit dans sa création.
  4. La création fournit des évidences fortes en l’existence de Dieu.
  5. Par conséquent, il est probable que Dieu ait agi dans sa création.

Ces événements sont rapportés et validés par la méthode historique, par les témoins oculaires, la diversité des sources, la fiabilité des sources, voire même ceux qui rejetaient Jésus. Tout concorde pour dire que Jésus est unique.

Ce n’est pas seulement un enfant qui naît, c’est l’incarnation de Dieu. Jésus est unique.

 

« Le nihiliste en invité surprise » conclusion sur la moralité sans Dieu – Partie 5 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 4

Les deux parties précédentes de cette critique ont traité en détail le sujet de la moralité sans Dieu. Nous avons vu que si Dieu n’existait pas, alors la moralité serait subjective, ce qu’André Compte-Sponville affirmait très clairement, mais nous remarquions également qu’au moins certaines valeurs morales ne sont pas subjectives, et ont bien au contraire une réalité objective (certaines actions sont vraiment bien ou mal, quelles que soient mes préférences personnelles subjectives à leurs égards), et donc il s’ensuivait logiquement que Dieu existe. Enfin, nous relevions également quelques phrases importantes de L’esprit de l’athéisme qui présupposaient la réalité objective de la moralité, ce qui faisait que Comte-Sponville concédait virtuellement les deux prémisses de l’argument moral en faveur l’existence de Dieu. Dans ce contexte, il ne nous reste plus grand chose à ajouter sur la question, mais il reste quelques commentaires d’André Comte-Sponville qui sont suffisamment problématiques pour mériter une brève réponse ici avant de tourner la page sur le sujet de la moralité.

En page 53, André Comte-Sponville critique certains points de la moralité chrétienne (ou du moins qu’il perçoit comme chrétienne) au sujet de la sexualité, et essaie d’affirmer étrangement que ces choses là ne relèvent pas de la morale, mais de la théologie.

Le préservatif n’est pas un problème moral ; c’est un problème théologique. . . Même chose, entre nous soit dit, pour les préférences sexuelles de tel ou tel. Entre partenaires adultes et consentants, la morale n’a guère à s’en mêler. L’homosexualité, par exemple, est peut-être un problème théologique . . . Elle n’est pas – ou plus – un problème moral, ou elle ne l’est, aujourd’hui encore, que pour ceux qui confondent la morale et la religion, spécialement s’ils cherchent dans la lecture littérale de la Bible ou du Coran de quoi les dispenser de juger par eux-mêmes.

Il y a tant à corriger que je ne suis pas sûr de savoir où commencer.

Tout d’abord, son affirmation qu’il s’agisse de « problèmes théologiques » et non de « problèmes moraux » est incohérente. Soit Dieu existe, soit Dieu n’existe pas. Si Dieu existe, alors son dessein en terme de sexualité ancre la moralité, et ces questions sur la sexualité sont bel et bien des problèmes moraux. Mais si Dieu n’existe pas, alors ce ne sont effectivement pas des problèmes moraux, mais alors ce ne sont évidemment pas non plus des problèmes théologiques ! Pas de Dieu, pas de théologie ! Il est donc impossible que ces choses soient des problèmes théologiques mais pas moraux. Si une action est interdite par Dieu, c’est un problème moral ; et si Dieu n’existe pas, il va de soi que ce n’est pas un problème théologique.

Par ailleurs, il n’est pas clair pour moi ce qu’André Comte-Sponville appelle un « problème moral », étant donnée encore une fois son affirmation du subjectivisme moral. Puisqu’il affirme que la moralité est subjective, que ce n’est qu’une affaire de préférences personnelles sans réalité objective, il n’est pas très intéressant de l’entendre dire au sujet de certaines pratiques qu’elles ne sont pas vraiment immorales : sa vue implique que rien n’est jamais vraiment immoral.

Ensuite, quand il dit qu’ « entre partenaires adultes et consentants, la morale n’a guère à s’en mêler », c’est évidemment faux si Dieu existe et spécifie son dessein juste et bon pour la sexualité, mais j’ajoute que la condition soi-disant suffisante d’être « adultes et consentants » impliquerait que la morale n’aie rien à dire sur la promiscuité, les partouzes, l’adultère, l’inceste à l’âge adulte, le masochisme, et la prostitution (les deux partis sont consentants, étant donné un bon prix !) On m’excusera si en chrétien je rejette ce standard en affirmant au contraire que la sexualité est sacrée, un don merveilleux de Dieu pour les époux dans le cadre d’un engagement fidèle et éternel.

Lorsqu’André Comte-Sponville dit que « l’homosexualité n’est pas – ou plus – un problème moral », son « ou plus » souligne encore l’inadéquation de son subjectivisme moral : la moralité fluctue avec le temps, les cultures et les sociétés, et c’est la majorité qui l’emporte à un instant donné mais nul n’a raison, nul n’a tort, il n’y a pas de vérité morale sur la question.
Il accuse ensuite l’éthicien chrétien de « confondre la morale et la religion », mais ce n’est évidemment pas ce que nous faisons : nous ne les confondons pas, nous affirmons juste qu’il existe un lien entre les deux qui encre en Dieu l’objectivité de la morale. Si c’est incohérent, Comte-Sponville nous doit un argument à cet effet.
Enfin, il dit que l’on cherche dans la lecture littérale de la Bible ou du Coran de quoi nous « dispenser de juger » par nous-même. Non. Si la moralité est encrée dans les commandements de Dieu, et que la Bible contient (entre autre) des commandements de Dieu, alors il est bien sûr intéressant de savoir ce que Dieu a communiqué. Mais dans la mesure où les principes moraux révélés dans la Bible ne traitent pas directement et explicitement de toutes les situations auxquelles nous pouvons faire face au quotidien et à notre époque, le travail parfois difficile de juger à partir de principes généraux est toujours bien nécessaire.

André Comte-Sponville discute ensuite du « nihilisme moral », qu’il n’aime visiblement pas, et il cherche à s’en distancer à plusieurs reprises. Il regrette que « Sade et Nietzsche » soient « à la mode » chez nos intellectuels (p.54). Leur « nihilisme », venant du latin nihil, qui veut dire « rien », ou « nul », est dans ce contexte une position qui consiste à nier entièrement l’existence et la validité de la moralité. Le défi pour André Comte-Sponville, c’est de nous expliquer pourquoi son subjectivisme moral athée n’implique pas le nihilisme. Si on affirme avec lui que la moralité n’est pas objective, alors elle n’est pas vraie elle n’est pas réelle, elle n’est pas obligatoire. Quelle différence alors entre un subjectiviste et un nihiliste ?

André Comte-Sponville cherche à les distinguer ainsi (p.55): « J’appelle « nihilisme » tout discours qui prétend renverser ou abolir la morale, non parce qu’elle serait relative, ce que j’accorde bien volontiers . . . mais parce qu’elle serait, comme le prétend Nietzsche, néfaste et mensongère. » Le problème est que cette distinction n’en est pas une. Si la moralité n’est pas objective, elle est mensongère, puisqu’elle ne s’énonce qu’avec des formulations normatives et donc objectives : « il est obligatoire d’aimer son prochain, il est interdit de commettre un meurtre, il est interdit de torturer un enfant pour le plaisir, etc. » Ces injonctions morales sont soit objectives et réelles, soit subjectives et mensongères.

Comte-Sponville continue sa critique du Nihilisme :

« C’est reprendre à peu près la formule d’Ivan Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » Cela culmine ou se caricature dans l’un des slogans les plus fameux et les plus sots, de mai 1968 : « Il est interdit d’interdire » C’est où l’on passe de la liberté à la licence, de la révolte à la veulerie, du relativisme au nihilisme. »

Nous sommes bien d’accord que le slogan est sot, mais il n’est pas bien clair quelle différence Comte-Sponville cherche à maintenir ici entre relativisme et nihilisme. Son analyse des conséquences du nihilisme s’applique entièrement aux conséquences du relativisme : « Il n’y a plus ni valeur qui vaille ni devoir qui s’impose ; il n’y a plus que mon plaisir ou ma lâcheté, que les intérêts et les rapports de force. » Mais c’est exactement ce qui s’ensuit logiquement du relativisme : son opinion moral n’est que le sien, il ne s’impose en rien à celui de son voisin qui diffère, car il n’est pas objectivement plus vrai.

Il reprend sa critique du « tout est permis » de Dostoïevski en page 57 : « La seconde proposition [« tout est permis »] est surtout dangereuse d’un point de vue moral. Si tout est permis, il n’y a plus rien à s’imposer à soi-même, ni à reprocher aux autres. » C’est ce qu’implique sa vue ! Si l’autre ne s’impose rien, nous n’avons que notre opinion subjectif à y opposer, mais pourquoi serait-il normatif pour l’autre ? il ne l’est pas !

Il poursuit : « Au nom de quoi combattre l’horreur, la violence, l’injustice ? » Ce à quoi je réponds : L’horreur selon qui ? l’injustice selon qui ?

« C’est se vouer au nihilisme ou à la veulerie (celui-là n’était que la forme chic de celle-ci), et abandonner le terrain, en pratique, aux fanatiques ou aux barbares. Si tout est permis, le terrorisme l’est aussi, et la torture, et la dictature, et les génocides … » Et oui ! Mais si le mal du terrorisme, de la torture, de la dictature, et des génocides n’est pas objectif, il n’y a pas de vérité dans le camp de ceux qui les dénoncent dans cette bataille, et le terrain est déjà abandonné en effet !

Enfin, en p.189-190, il défend son relativisme en disant « C’est le contraire du nihilisme. Il ne s’agit pas d’abolir la morale . . . , mais de constater que la morale n’est qu’humaine, qu’elle est notre morale, non celle de l’univers ou de l’absolu. » Le problème c’est que le subjectiviste ne préserve pas la morale, mais les morales. Le subjectiviste permet qu’une personne et une autre puissent dire une chose et son contraire sans qu’aucun n’ait tort; leur vérité est alors « abolie », pour utiliser son terme. « Notre morale », dit-il ? De quel « nous » s’agit-il ? Les Nazis ou les bonnes sœurs ? La morale de l’État Islamique, ou celle des moines Tibétains ? C’est le relativisme complet, c’est le nihilisme moral.

J’en arrive à ma dernière critique de la moralité selon André Comte-Sponville. Pour faire passer son subjectivisme en douceur et convaincre le lecteur que sa position n’est pas si implausible que ça, il tente un parallèle avec d’autres domaines dans lesquels on rencontre également soi-disant le subjectivisme. Quels domaines ? –Les sciences ! En définissant le nihilisme, il disait : « j’appelle « nihilisme » tout discours qui prétend renverser ou abolir la morale, non parce qu’elle serait relative, ce que j’accorde bien volontiers (les sciences sont relatives aussi ; ce n’est pas une raison pour les refuser) »

Pardon ? Les sciences sont relatives ? Clairement pas. La science peut parfois se tromper, mais elle n’est pas relative. Le savoir scientifique qu’elle fournit est objectif. La rondeur de la terre n’est pas une affaire de préférence personnelle ; notre planète est vraiment, objectivement ronde et non plate. Le théorème de Pythagore n’est pas relatif à celui qui l’énonce. L’existence de la molécule d’ADN est objectivement vraie. Pas besoin de s’attarder sur ce point pour le lecteur attentif: le relativisme est tout aussi absurde en science qu’en éthique.

André Comte-Sponville semble ensuite étendre son relativisme à la question du pluralisme religieux : de toutes les religions qui se contredisent, il ne dit pas vraiment que leurs enseignements sont objectivement faux, mais qu’il « s’en méfie ». Page 72 : « je me méfie de l’exotisme, du tourisme spirituel, du syncrétisme, du confusionnisme new age ou orientalisant. » Qu’il affirme le relativisme en religion est moins surprenant qu’en science, mais il semble aller même au-delà pour affirmer le relativisme absolu en toute chose, lorsqu’il écrit (p.58) « Qu’aucune connaissance ne soit la vérité (absolue, éternelle, infinie), c’est bien clair. Mais elle n’est une connaissance que par la part de vérité (toujours relative, approximative, historique) qu’elle comporte, ou par la part d’erreur qu’elle réfute » En toute honnêteté, je ne suis pas certain de comprendre ce que veut dire cette phrase ; mais si elle n’est pas incompréhensible, elle me semble bien affirmer que toute connaissance est « toujours relative », et c’est donc absurde (en plus de se réfuter soi-même si cette phrase elle-même est supposée être objectivement vraie).

En bref, ni les sciences en particulier, ni la connaissance en général, ne permettent le relativisme, et nous n’avons donc aucune bonne raison de trouver le subjectivisme moral d’André Comte-Sponville moins problématique qu’il ne l’est vraiment. Il existe bel et bien des valeurs morales objectives, et comme je l’ai soutenu ci-dessus, il s’ensuit logiquement que Dieu existe.

Nous en avons dit assez sur la question de la moralité, il est temps de nous tourner vers les arguments d’André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme, ce sera dans la partie suivante.

>>> Partie 6

« Va savoir » le scepticisme en théorie et en (pas) pratique – Partie 2 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 1

Dans la partie précédente, je félicitais André Comte-Sponville pour son approche attentive et analytique sur la question de l’existence de Dieu, et je disais qu’il procédait intelligemment en commençant par donner une définition claire de ce qu’il entend par Dieu, avant de débattre son existence. Cette définition, il la formule ainsi :

« J’entends par « Dieu » un être éternel, spirituel et transcendant (à la fois extérieur et supérieur à la nature), qui aurait consciemment et volontairement créé l’univers. Il est supposé parfait et bienheureux, omniscient et omnipotent. C’est l’être suprême, créateur et incréé (il est cause de soi), infiniment bon et juste, dont tout dépend et qui ne dépend de rien. C’est l’absolu en acte et en personne. » (p.78)

Cette formulation, je dois dire, est remarquable de justesse, et je pense que la plupart des théistes seront satisfaits de débattre l’existence de Dieu en des termes au moins assez proches. Un seul problème selon moi réside dans l’expression « incréé (il est cause de soi) ». Selon moi, Dieu est effectivement incréé, car c’est un être nécessaire et éternel, mais l’expression « il est cause de soi » me semble contradictoire. Si Dieu est nécessaire et éternel, alors il ne se cause pas lui-même, je dirais simplement qu’il n’admet pas de cause. Pour se causer soi-même, il faudrait dans un certain sens (un sens logique si ce n’est temporel), qu’il existe avant d’exister, pour pouvoir se causer lui-même à exister. Cela me semble incohérent, même pour Dieu. Il n’est donc selon moi pas causé par lui même, il est simplement sans cause, existant nécessairement et éternellement. En mettant ce petit problème de côté, le reste de la définition est bien acceptable, alors Comte-Sponville nous met définitivement sur la bonne voie pour débattre de l’existence de Dieu.

Mais avant même de débattre sur la question, il est assez central de demander si on est même capables de savoir la réponse. Et là, de manière remarquable, André Comte-Sponville dit « non ». Il dit (p.11) que « Dieu, par définition, nous dépasse. Les religions, non. Elles sont humaines … et comme telles accessibles à la connaissance et à la critique », ce qui semble bien supposer que Dieu, lui, ne l’est pas (accessible à la connaissance et à la critique). Il confirme (p.39) en annonçant que la question de l’existence de Dieu est « objectivement indécidable », et « A cette question, répétons-le, aucune science ne répond, ni même, en toute rigueur, aucun savoir » (p.78).

Ces affirmations soulèvent naturellement la question : « qu’entend-il par « savoir » ? »

L’épistémologie est cette branche de la philosophie, qui consiste à demander « qu’est-ce que le savoir ? », et quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes, pour déclarer que l’on sait quelque chose. Comte-Sponville opère donc ici avec une épistémologie selon laquelle le savoir que Dieu existe (ou qu’il n’existe pas), est impossible. Il faut alors lui demander : quelles conditions requiert-il pour accepter qu’une croyance soit une instance de savoir ? Il répond « on entend par savoir, comme il convient, le résultat communicable et contrôlable d’une démonstration ou d’une expérience) » (p.78). Ces conditions sont trop floues pour que je vous dise moi-même si je pense qu’elles sont trop restrictives pour le savoir que Dieu existe et donc selon moi inacceptables, ou au contraire acceptables mais satisfaites par mon savoir que Dieu existe. Alors poursuivons notre investigation de son épistémologie sceptique, avec une critique de son utilisation également inacceptable du mot « croire ». Il affirme : « Dieu existe-t-il ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons jamais, du moins en cette vie. C’est pourquoi la question se pose d’y croire ou non. » (p.79). Il a donc l’air de contraster « croire » avec « savoir ». Il annonce effectivement avec un effet choc, que « Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit « je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord un athée, c’est un imbécile. Et même chose, de mon point de vue, si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit « Je sais que Dieu existe ». C’est un imbécile qui prend sa foi pour un savoir » (p.80).

Passons sur le terme injurieux peu nécessaire, et disons simplement que le contraste qu’il tire entre « croire » (ou « foi ») et « savoir » est tout simplement un faux dilemme. Pourquoi ma foi en Dieu ne pourrait-elle pas être aussi un cas de savoir ? Non seulement « croire » et « savoir » ne sont pas mutuellement exclusifs, mais quand on y pense, c’est même pire que ça : « croire » est logiquement nécessaire pour « savoir » ! En effet, il est bien possible (et fréquent) de croire sans savoir, mais il est absolument impossible de savoir sans croire. Par exemple, je crois que j’habiterai encore à New York l’année prochaine, mais je ne le sais pas (un déménagement n’est jamais exclu, qui sait ?) ; par contre, il est impossible que je sache qu’on ait marché sur la lune si je ne crois même pas qu’on ait marché sur la lune ! Ainsi, « croire en Dieu » et « savoir qu’il existe » ne sont pas du tout incompatibles.

Mais peut-être Comte-Sponville contrastait-il le « savoir » non pas juste avec « croire », mais avec le fait que « la question se pose », de croire. Ainsi, le « savoir » requerrait selon lui que la question ne se pose même pas. Il énonce en effet certaines thèses qui penchent dans cette direction bien trop restrictive. Il précise (p.81) ce qu’il entend par « savoir », en distinguant différents niveaux de certitude : opinion (faible), conviction (plus fort), et savoir, qu’il décrit comme « suffisant subjectivement et objectivement ». Ce critère est encore un peu flou. « Suffisant » pour quoi ? Lorsque Comte-Sponville dit qu’un savoir doit être « objectif », ce qu’il a l’air de demander par là, c’est qu’une personne qui « sait » doit avoir le pouvoir de convaincre tout le monde. Il explique (p.81) : « Mais lequel parmi les gens intelligents et lucides, prétendrait, sur l’existence de Dieu, disposer d’un savoir, autrement dit d’une créance subjectivement et objectivement suffisante ? Si tel était le cas, il devrait pouvoir nous convaincre (c’est le propre d’un savoir : il peut être transmis à tout individu normalement intelligent et cultivé), et l’athéisme aurait depuis longtemps disparu ».

Ce standard est complètement irréaliste. Il admet toutes sortes de contrexemples. Si je suis innocent d’un crime, mais victime d’un complot de telle sorte que toutes les preuves pointent vers mois, je n’arriverai probablement pas à convaincre un jury de personnes « normalement intelligentes et cultivées », mais ça n’empêche pas du tout que je sache que je suis innocent. Ce contre-exemple réfute directement son affirmation. Mais même plus généralement, le savoir en aucun cas ne requiert une capacité à éliminer tous les dissidents, car il y a bien trop souvent des préjudices idéologiques, même chez les personnes « normalement intelligentes et cultivées ». Les négationnistes de l’holocauste, les partisans de théories de complot, les dogmatiques de mauvaise foi, sont parfois très « intelligents et cultivés », mais ils sont aussi pleins de préjudice. Ca ne nous empêche évidemment pas de savoir (pas seulement de croire) qu’ils ont tort.

André Comte-Sponville poursuit son apologie du scepticisme, avec une confusion entre tolérance et ignorance, semblant dire que si on tolère une personne qui n’est pas d’accord, alors on ne peut pas dire savoir qu’elle a tort. Mais c’est encore un standard inacceptable. Comte-Sponville prône la tolérance à très juste titre, mais semble confus sur la conclusion à en tirer. Retraçons ses pas pour voir où il manque le virage : il commence de manière très juste (p.81-82) : « Au-delà des modes ou des mouvements d’opinion, tout laisse entendre que religion et irreligion sont appelées à cohabiter sur la longue durée. Pourquoi faudrait-il s’en offusquer ? Cela ne gêne que les sectaires ou les fanatiques » Tout à fait ! Une personne tolérante est une qui ne s’ « offusque » pas du fait que quelqu’un ne soit pas d’accord. Il continue : « Beaucoup de nos plus grands intellectuels sont athées, y compris en Amérique, beaucoup sont croyants, y compris en Europe » Absolument. Ce qui montre bien que le théisme ou l’athéisme n’est pas qu’une question d’intellect ; comme mes exemples ci-dessus le soulignent, il faut aussi prendre en compte les préjudices, et l’accès aux preuves sur la question. Jusque là, nous sommes tous d’accord, mais c’est là que Comte-Sponville tire la mauvaise conclusion : « Cela confirme qu’aucun savoir—aujourd’hui pas plus qu’hier—ne permet de les départager ». C’est un non-sequitur, qui présuppose à tort encore une fois que le savoir est impossible si quelqu’un d’autre n’est pas d’accord. Il ajoute (p.82) : « Les religions sont innombrables. Comment choisir ? Comment les concilier ? Leurs disciples s’opposent depuis des siècles, y compris lorsqu’ils se réclament de la même révélation (les catholiques contre les orthodoxes, puis contre les cathares ou les protestants, les chiites contre les sunnites…) Combien de morts, au nom d’un même Livre ! Combien de massacres, au nom d’un même Dieu ! C’est une preuve suffisante de l’ignorance où ils sont tous. » Et c’est encore un non-sequitur. Non seulement cette conclusion est injustifiée, mais en plus elle est potentiellement fatale pour un athée aussi, car les tueries et les discordes ne leurs échappent pas ; doit-on conclure que les athées sont aussi ignorants ? Non. La vraie tolérance, c’est respecter son opposant idéologique, et défendre son droit de penser autrement ; ce n’est pas capituler devant le désaccord et abandonner ce que l’on croit savoir. Et là encore, je n’ai rien à apprendre à André Comte-Sponville, la tolérance (la vraie), il en fait preuve admirablement quand il écrit (p.86) « il y a aussi, chez les croyants au moins tout autant que chez les incroyants, des héros admirables, des artistes ou des penseurs de génie, des humains bouleversants », et « le désaccord, entre amis, peut être sain, tonique, joyeux. La condescendance ou le mépris, non. » Exactement. C’est la bonne distinction. Et rien de tout cela ne nous empêche de « savoir » ce que l’on sait, ni de tenter de convaincre celui qui n’est pas d’accord. En page 157, Comte-Sponville critique le « prosélytisme » de Pascal, mais je ne vois pas ce qu’il y a de mal à essayer de convaincre un autre de ce que l’on pense être vrai et important, c’est précisément ce que fait L’esprit de l’athéisme pour l’athéisme. Ce n’est pas du « prosélytisme » (utilisé apparemment comme un gros mot), mais de la philosophie analytique comme je l’aime.

Alors étant donné cette apologie du scepticisme assez radicale, j’en suis venu à avoir peur que Comte-Sponville n’utilise cette mauvaise épistémologie pour conclure : « puisqu’on ne peut pas savoir, ça ne sert à rien de discuter des arguments », mais Dieu merci, il ne tire pas du tout cette conclusion. Bien au contraire, il opère un excellent retour à la réalité, et se plonge dans l’évaluation des arguments. À la bonne heure ! Quand il nous dit (p.80) que « personne ne sait, au sens fort et vrai du mot, si Dieu existe ou non », il me semble que son inacceptable « sens fort et vrai » du mot « savoir », il ne le défend qu’en théorie. En pratique, il emploie un sens bien plus raisonnable, et abandonnant son standard irréaliste de « preuves », il se rabat sur la bonne option : « je n’ai pas de preuves. Personne n’en a. Mais j’ai un certain nombre de raisons ou d’arguments, qui me paraissent plus forts que ceux allant en sens contraire » (p.79) Oui ! Je trouve qu’il utilise aussi le mot « preuve » de manière trop restrictive (je pense qu’il y a de bonnes « preuves » que Dieu existe), mais ne nous attardons pas sur les mots, car au final il relève le bon défi: « Faire de la métaphysique, c’est penser aussi loin qu’on peut. C’est où l’on rencontre la question de Dieu et la possibilité, pour chacun, d’essayer d’y répondre » (p.83), et après tout, il n’est pas si modeste que cela dans ses affirmations athées : « l’athéisme est une croyance négative (a-theos, en grec, cela signifie « sans Dieu »), mais c’est bien une croyance—moins qu’un savoir, donc, mais plus que le simple aveu d’une ignorance ou que le refus prudent ou confortable de se prononcer. C’est en quoi je suis athée, j’y insiste, et non agnostique ». (p.84) Oui monsieur !

Selon moi, il n’est donc sceptique sur le « savoir » qu’en théorie. En pratique, il revient à faire comme tout le monde : il réfléchit, et pèse le pour et le contre pour arriver à une conclusion raisonnable. C’est dommage qu’il n’accepte pas qu’on puisse « savoir » des choses de cette manière, mais il est prêt à trancher sur la question suite à une étude des arguments, alors suivons le dans cette étude, et tranchons sur la question de Dieu !

Enfin, il reconnaît même qu’il existe des raisons de croire ou ne pas croire qui ne sont pas entièrement rationnelles : « Pourquoi ne crois-je pas en Dieu ? Pour de multiples raisons, dont toutes ne sont pas rationnelles … S’agissant ici d’un livre de philosophie, et non d’une autobiographie, on m’excusera de m’en tenir aux arguments rationnels » Absolument ! Et ces arguments rationnels, nous y tournerons dans la partie suivante…

>>> Partie 3