Quand l’apologétique ne peut se passer de l’éthique (partie 2)

INTRODUCTION

Nous avons vu dans la première partie de cet article que des liens existent entre l’apologétique et l’éthique. Nous y avons brossé un tableau du présuppositionalisme afin de montrer la réalité de ces liens. Nous considérerons dès à présent la nature de ces liens. Nous examinerons la façon dont l’éthique a des implications apologétiques et, inversement, la façon dont l’apologétique a des implications éthiques. Mais tentons d’abord de circonscrire notre sujet à l’aide des questions suivantes :

  • Si, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, toute attaque à l’encontre de la foi biblique est fondamentalement de nature éthique, est-il juste d’affirmer que le moyen de défense de cette même foi doit aussi se situer sur un plan éthique?
  • En plus d’être une défense raisonnée du christianisme (ce qui est tout à fait correct), l’apologétique doit-elle être une défense éthique de la foi chrétienne?
  • Est-il même possible de défendre le christianisme de façon éthique?
  • À l’inverse, est-il légitime de dire que des implications apologétiques découlent de l’éthique?
  • Une éthique chrétienne peut-elle et doit-elle faire œuvre apologétique?

Nous répondons par l’affirmative à toutes ces questions. Nous croyons en effet que l’apologétique et l’éthique sont inséparables. Nous examinerons d’abord le rôle que joue l’amour, fondement de l’éthique chrétienne, dans la démarche apologétique. Nous considérerons ensuite la vie de l’apologète comme critère de vérification. Nous aborderons également la question de la place que tient la doctrine biblique dans la défense de la foi chrétienne. Viendra enfin une section qui expliquera comment l’apologétique est l’affaire de tous les chrétiens.

Amour et apologétique

Selon nous, le chrétien doit défendre la foi qu’il professe non seulement en faisant la démonstration intellectuelle que sa foi repose sur de solides arguments, mais également en menant une vie sainte pour démontrer la véracité de cette foi. Une des caractéristiques d’une vie sainte, c’est l’amour pour Dieu et le prochain (1 Jean 2.9-11). Comme le fait remarquer C. Spicq, la dilection fraternelle (dilection: amour spirituel et pur) est au cœur de la morale chrétienne:

L’institution chrétienne se résume en deux articles principaux, chacun récapitulant la foi et la morale: croire au Christ (…) et manifester de la dilection fraternelle[1].

Mais l’amour dont il est question dans le Nouveau Testament ne se distingue pas uniquement par la morale qu’il récapitule. Il dévoile également une facette apologétique : il sert de tremplin à la proclamation de la foi. Même Jésus a insisté sur l’implication apologétique de l’amour, lorsqu’il a fait l’éloge de l’amour fraternel comme outil de persuasion:

C’est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres (Jean 13.35)[2].

L’amour chrétien sert donc la proclamation du message évangélique et, par ricochet, sa défense. Au sens de la Bible, aimer, c’est « apologiser »!

Curieusement, certains apologètes redoutent que cette invitation à l’amour fraternel comme outil de persuasion les contraigne à renoncer à leur arsenal d’arguments rationnels et à n’avoir d’autre choix que de défendre la foi en sortant de leur fourreau « l’épée de bois » qu’est leur vie sanctifiée. Il se trouve en effet certaines personnes qui dénoncent toute forme de défense rationnelle de la foi, ce qui explique l’origine de cette crainte qu’il arrive à des apologètes d’exprimer. Cependant, une telle crainte donne la fâcheuse impression qu’une vie sainte n’a que peu ou très peu de poids dans la balance des preuves en faveur du christianisme et qu’elle ne peut donc pas contribuer à la tâche apologétique!

Soyons cependant assurés de ceci: l’amour que Jésus réclame des siens ne s’oppose pas à la défense rationnelle de la foi. Bien au contraire, cet amour trace le chemin qui mène à l’arène de la lutte apologétique. En effet, l’apologète doit être animé d’un amour similaire à celui qui a jadis inspiré Dieu à lutter contre Jacob, allant même jusqu’à lui infliger une blessure, afin de mieux le rallier à sa cause (Genèse 32.25-33). Un tel amour, certes marqué par la lutte, est pourtant d’une tendresse inouïe, puisqu’il est entièrement mû par une affection sincère et désintéressée; il s’agit d’un amour dont l’intention n’est rien d’autre que le salut de celui qui bénéficie de cet amour (au v. 30, alors qu’il attribut un nom à l’endroit où il a livré un combat contre Dieu, Jacob s’écrira: « J’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée »). C’est un amour qui s’efforce de gagner l’autre et non de triompher de lui, qui s’intéresse à l’autre au lieu de lui opposer une défense opiniâtre.

L’amour dont parle Jésus n’est donc pas un amour qui nous tient éloignés des « champs de bataille ». Ce n’est pas un amour qui commande que l’on se retire dès le moment où il faut débattre de la foi. Et ce n’est certainement pas un amour qui interdit au croyant de faire usage d’arguments rationnels pour défendre la foi et tenter de convaincre les adversaires. Cet amour, celui-là même qui fonde l’éthique chrétienne, a des visées apologétiques: c’est un amour qui peut convaincre les hommes à se décider pour l’Évangile. En revanche, il s’agit d’un amour dans lequel la discipline apologétique doit faire pénétrer profondément ses racines. En effet, s’il entend gagner le cœur de ses adversaires, l’apologète doit faire preuve de cet amour et leur manifester toute la douceur dont un tel amour est capable. Il doit les gagner en faisant d’abord la démonstration communautaire de cet amour persuasif qui unit les croyants. Mais il faut aussi qu’il conquière leur cœur en leur témoignant un même amour, comme Paul et Pierre exhortent les croyants à le faire:

Il doit redresser avec douceur les adversaires, dans l’espérance que Dieu leur donnera la repentance pour arriver à la connaissance de la vérité (2 Timothée 2.25).

Mais sanctifiez dans vos cœurs Christ le Seigneur, étant toujours prêts à vous défendre, avec douceur et respect, devant quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous (1 Pierre 3.15).

Celui qui porte le message

John Frame, apologète présuppositionaliste, dit ceci :

Pour déterminer si quelqu’un connaît Dieu, nous ne nous contentons pas de lui donner un examen écrit, nous examinons sa vie[3].

C’est affirmation est fondamentale: elle met en évidence l’implication éthique de l’apologétique. Nous sommes confrontés ici à un fait incontestable : les non-croyants examinent la vie de ceux et celles qui prêchent l’Évangile. Mais cette affirmation suscite également une question: comment examine-t-on la vie d’un chrétien? Comment savoir si le chrétien a « passé le test »? Bref, quels sont les critères d’évaluation qui permettent de vérifier que l’Évangile transforme vraiment la vie des croyants? Et s’il en existe, où les trouve-t-on? Notre conviction est que non seulement ces critères d’évaluation existent, mais aussi qu’ils se trouvent dans l’Écriture. Il s’agit de critères que le croyant et l’incroyant peuvent connaître au moyen de la prédication de l’Évangile. Examinons plus en détail ce point.

L’annonce aux pécheurs du jugement de Dieu, accompagnée du message de la grâce qui leur est offerte en Jésus-Christ, les place devant toute la turpitude de leurs fautes. Mais du coup, cette annonce impose aussi un standard moral que le croyant est tenu de respecter, dans sa communauté de foi et devant les pécheurs auxquels il annonce l’Évangile. En effet, si le croyant est lui-même esclave du péché, de quel droit peut-il prêcher au monde la délivrance du péché? Une telle prédication soulèverait à coup sûr de sérieux doutes quant à l’efficacité du message de délivrance proclamé. Car l’Évangile est un message de délivrance. Lorsque le pécheur reçoit ce message par la foi, il se voit libérer de la puissance du péché, de sorte qu’il peut se mettre humblement et entièrement au service de son créateur. Il est désormais un croyant. Ce nouveau statut s’accompagne cependant de fonctions que le croyant ne peut passer sous silence: il est un héraut de la foi, un ambassadeur pour Dieu, comme le dira l’apôtre Paul (2 Corinthiens 5.20). Le chrétien vit dans ce monde pour y proclamer un message de pardon et de délivrance. La question urgente est donc la suivante: le chrétien est-il lui-même la preuve vivante que l’Évangile qu’il annonce libère véritablement le pécheur des chaînes qui le lient au péché? Démontre-t-il, par un comportement empreint de charité chrétienne et de piété, l’efficacité libératrice de la vérité qu’il proclame? Bref, vit-il ce qu’il prêche[4]?

À la défense de la doctrine biblique

Le chrétien vit-il ce qu’il prêche? Cette question ouvre l’horizon de ce que nous entendons par les implications éthiques de l’apologétique. Elle signifie que le chrétien doit vivre sa vie en conformité avec l’éthique chrétienne qui découle de la doctrine biblique dont il fait l’apologie. Car selon l’apologétique présuppositionaliste, c’est la doctrine biblique qui doit être défendue[5]. Or la doctrine (la théologie) ne se défend pas uniquement sur la base de preuves ou de faits censés être à la disposition tant de l’incroyant que du croyant. Celle-ci se défend également sur le plan de l’éthique. Ce n’est pas par accident que l’apôtre Paul parle de « la doctrine conforme à la piété » , exhortant du même coup Timothée à vivre conformément à cette doctrine (1 Timothée 6.3). En plus de l’exhorter à veiller sur son enseignement (1 Timothée 4.13-16), il lui enjoint de poursuivre les vertus les plus nobles tels la justice, la piété, la foi, l’amour, la patience et la douceur (1 Timothée 6.11). Paul lui demande également de pratiquer ce qu’il a entendu et vu de lui : « Retiens dans la foi et dans l’amour qui est en Jésus-Christ, le modèle des saines paroles que tu as reçues de moi. » (2 Timothée 1.13) Et il ajoute : « Efforce-toi de te présenter devant Dieu comme un homme qui a fait ses preuves, un ouvrier qui n’a pas à rougir et qui dispense avec droiture la parole de la vérité. » (2 Timothée 2.15) En un mot, la vie de Timothée doit traduire l’enseignement qu’il prodigue aussi bien aux croyants qu’aux non-croyants. Sa vie doit être une apologie de la doctrine biblique qu’il enseigne! On le voit, la doctrine biblique, l’éthique et l’apologétique sont comme trois sœurs inséparables; l’action de l’une mobilise les deux autres.

Puisque l’apologétique puise sa source dans la doctrine biblique, il s’ensuit que le croyant, chaque fois qu’il marche en conformité avec cette doctrine, pose une action éthique qui devient à son tour une implication apologétique. Autrement dit, ce n’est pas seulement en parole que l’apologète peut défendre la doctrine biblique, mais aussi par son témoignage de vie. La doctrine biblique que l’apologète entend défendre n’est aucunement déconnectée d’une action engagée et d’une ligne de conduite morale. Bien au contraire, cette doctrine enseigne aux hommes qu’ils doivent en tout temps vouer une obéissance entière et inconditionnelle au Dieu de la Bible. Cet enseignement est très concret et s’incarne dans la vie quotidienne des croyants. Pour cette raison, la foi chrétienne ne se défend pas uniquement sur la base de la raison. On la défend également lorsque notre cœur bat au rythme de l’Évangile. Le christianisme affirme que Dieu agit puissamment en l’homme en transformant progressivement (et parfois abruptement) ce dernier à l’image de son Fils. Serait-il légitime que des chrétiens évoquent cette puissance transformatrice de Dieu lorsqu’ils prêchent l’Évangile aux pécheurs alors que ces derniers ne parviennent même pas à en discerner l’efficacité dans la vie de ces chrétiens? Qui ajouterait foi à une telle « bonne nouvelle » et à un tel message de liberté ? Ne dirait-on pas, à juste titre d’ailleurs, qu’il s’agit d’un message creux, sans âme ni substance?

Une apologétique à la disposition de tous les chrétiens

Certains croyants s’imaginent que l’éthique est l’affaire de tous les croyants, alors que la tâche apologétique revient aux spécialistes, notamment aux évangélistes et aux théologiens. Rien n’est plus faux. Tous les croyants peuvent se consacrer à la tâche apologétique. Certains, il est vrai, se débrouillent mieux que d’autres dans le maniement des arguments rationnels en faveur de la foi chrétienne. Mais un fait demeure: tous les chrétiens peuvent manifester par leur conduite que l’Évangile de Jésus-Christ rend vraiment l’homme libre à l’égard de la puissance du péché. Tous ne sont pas des apologètes au sens restreint du terme; tous les chrétiens possèdent cependant dans leur arsenal apologétique une arme efficace dont le nom est sainteté. Un incroyant refusera peut-être d’accorder crédit à la foi chrétienne parce que le christianisme ne le convainc guère sur le plan intellectuel. Par contre, si on lui présente le témoignage d’une vie chrétienne sainte et irréprochable, il éprouvera sans doute un peu plus de difficulté à trouver à redire de la foi chrétienne. Cela pourrait même semer la confusion dans son esprit (Tite 2.6-8), voire le mener à la foi. En reconnaissant que l’apologétique est avant tout une défense éthique du christianisme, cette discipline devient du coup l’affaire de tous ceux et celles qui font profession de vivre pour Christ.

Il est vrai que certaines attaques dirigées contre le christianisme sont de nature exégétique et doctrinale. Dans de pareils cas, les spécialistes bibliques sont certainement plus aptes à défendre rationnellement la doctrine biblique. C’est pourquoi Paul recommandera à Tite d’établir des anciens qui s’attacheront « à la parole authentique telle qu’elle a été enseignée, afin d’être capable d’exhorter selon la saine doctrine et de convaincre les contradicteurs » (Tite 1.9). Il est cependant important de faire remarquer que Paul ordonne à Tite de choisir parmi les frères des hommes qui sont irréprochables (Tite 1.6). Il exhortera même Timothée à élire à la charge d’évêque ceux qui reçoivent un bon témoignage de ceux du dehors (1 Timothée 3.7). La saine doctrine est d’une importance capitale, on ne saurait le nier. Et cela est d’autant plus vrai lorsque l’on considère le zèle et la fermeté avec lesquels les ministres de Dieu doivent être en mesure de la défendre. Mais cette défense doctrinale de la foi doit, selon le Nouveau Testament, reposer entièrement sur un fondement éthique, c’est-à-dire sur le témoignage d’une vie pieuse et irréprochable[6].

CONCLUSION

Comme nous l’avons établi dans le présent article, l’apologétique est l’affaire de tous les chrétiens. Cela est vrai non seulement parce que l’éthique a des implications apologétiques, mais aussi parce que l’apologétique repose sur un fondement éthique. D’ailleurs, ces deux disciplines sont si étroitement liées, qu’il est difficile de dire laquelle des deux précède l’autre. En réalité, on ne peut déterminer laquelle sert de préalable à l’autre. Ce qui nous fait dire que l’apologétique n’est pas sans l’éthique et que l’apologétique n’est pas sans l’éthique. Et toutes deux, bien entendu, ont pour fondement la doctrine biblique (la théologie).

Lorsque le croyant prend conscience de l’importance que sa vie revêt dans la défense de la foi chrétienne, il devient plus attentif à la façon dont il se conduit. S’il est un apologète aguerri, il aura sans doute l’impression d’ajouter à son arsenal apologétique un nouveau fer de lance, à savoir la sainteté. Quant au croyant qui n’ose pas s’aventurer dans une défense plus rationnelle de la foi, il se réjouira à l’idée que sa vie peut efficacement contribuer à la défense de la foi chrétienne.

_____________________________________________________________

[1] C. SPICQ, Théologie morale du Nouveau Testament, Tome II, Paris, J. Gabalda et Cie Éditeurs, 1965, p. 509.

[2] Lorsqu’il commente ce passage, Carson ne passe pas à côté du caractère apologétique du commandement nouveau (l’amour) dont parle Jésus: « Le commandement nouveau (…) est aussi un privilège qui, bien vécu, proclame le vrai Dieu face au monde qui observe. »; D. A. CARSON, Évangile selon Jean, Trois-Rivières, Éditions Impact, 2011, p. 635.
[3] John M. FRAME, The Doctrine of the Knowledge of God, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed Publishing Co., 1987, p. 44. « To determine if someone knows God, we do not merely give him a written exam; we examine his life. »
[4] Bien entendu, nous ne pensons pas que les chrétiens doivent d’abord atteindre la perfection avant de pouvoir défendre et démontrer l’authenticité du christianisme sur la base d’une éthique chrétienne. Cela est d’ailleurs impossible tant et aussi longtemps que notre habitat sera ce corps mortel. Cependant, notre approche souligne fortement la responsabilité morale du croyant devant ses semblables. Sa vie est le reflet de ses croyances.
[5] Cette approche apologétique s’inscrit d’ailleurs dans la notion van tillienne de cohérence que nous avons abordée dans la première partie de cet article.
[6] Les théologiens et les apologètes sont donc également tenus de vivre pieusement, surtout s’ils veulent défendre la saine doctrine.

Quand l’apologétique ne peut se passer de l’éthique

INTRODUCTION

Dans un article publié sur le présent blogue, Jean-Luc Lefebvre, notre collègue apologète, souligne l’importance d’une défense de la foi qui repose non seulement sur des arguments rationnels, mais aussi sur la vie exemplaire de l’apologète. Cette conception de l’apologétique tombe sous le sens : si l’un des souhaits de l’apologète est de voir des gens suivre Jésus et « vivre une vie qui reflète l’être qu’il est »[1], il est tout à fait raisonnable de s’attendre à ce que l’apologète incarne ce même idéal dans sa vie.

Dans le jargon théologique, on exprimerait cette même notion de la façon suivante : l’apologétique et l’éthique doivent s’allier pour défendre la foi chrétienne. Ce qui signifie que l’apologétique chrétienne doit intégrer l’éthique chrétienne[2]. Mais aussi que l’éthique a des implications apologétiques, cette éthique étant en effet une actualisation du message évangélique et, de cette façon, une défense de la foi chrétienne.

Le présent article a pour but de montrer la manière dont l’apologétique et l’éthique s’unissent pour faire triompher la foi chrétienne. Il est vrai que l’apologétique chrétienne compte plus d’une école de pensée. Notre conviction, cependant, c’est que l’apologétique et l’éthique devraient en tout temps unir leurs forces dans la défense de la foi, peu importe le point de vue particulier de l’apologète. Toutefois, nous croyons que l’apologétique présuppositionaliste élaborée par Cornelius Van Til est le système qui réussit le mieux à mettre en évidence la réalité de ce lien[3]. Pour cette raison, nous étudierons ce système apologétique dans la première partie de cet article. La deuxième partie, qui sera publiée ultérieurement, portera sur les implications éthiques de l’apologétique et sur les implications apologétiques de l’éthique.

L’apologétique selon Cornelius Van Til

1) La nécessité des présuppositions
Selon le présuppositionalisme, il faut parvenir à intégrer en un seul système ce que les philosophes ont l’habitude d’appeler la subjectivité, c’est-à-dire les opinions et les croyances d’une personne, et l’objectivité, c’est-à-dire tout ce qui est extérieur à l’homme. Cette intégration n’est possible que lorsque l’homme reconnaît les « lunettes » à travers lesquelles il voit le monde et à l’aide desquelles il l’interprète. Selon Van Til, la soi-disant neutralité des philosophes et des scientifiques est une impossibilité. Personne n’est totalement dépourvu de présuppositions; tous les hommes observent et interprètent le monde à partir de leurs présuppositions. Il s’agit alors d’identifier « la présupposition absolue de départ ».

2) L’Écriture, le point de départ
« La révélation dans l’Écriture doit être notre point de départ », disait Van Til[4]. Si l’homme veut comprendre la réalité et formuler une vision cohérente et correcte de celle-ci, il doit se soumettre totalement à l’Écriture et s’en servir pour interpréter le monde. Mais l’Écriture doit aussi être le point de référence final (ou l’autorité finale) qui permet non seulement de rendre les faits et les lois de la création intelligibles, mais aussi de trancher le débat chaque fois qu’une question litigieuse est soulevée. La révélation générale (Dieu qui se révèle dans la nature) doit donc constamment être interprétée à l’aide de la révélation spéciale (Dieu qui se révèle dans la Bible). Ces deux révélations, générale et spéciale, sont indissociables. Selon Van Til, elles forment une union organique. Bien entendu, Van Til prendra bien soin de mettre en évidence la suprématie de l’Écriture sur la révélation générale. Raymond Perron résume ainsi la pensée van tillienne sur ce point :

Voyons maintenant comment Van Til, tout en affirmant l’union organique des révélations générale et spéciale, fait ressortir la primauté de l’Écriture. Si l’Écriture demeure inintelligible sans les faits qu’elle interprète, il est aussi vrai que ces mêmes faits demeurent muets sans l’interprétation de la Parole de Dieu parlée ou écrite[5].

3) Raisonner par présupposition
Les deux points mentionnés ci-dessus, à savoir le fait qu’aucun homme n’est dépourvu de présuppositions ainsi que la question de l’autorité de l’Écriture, nous aideront à comprendre la notion de cohérence dans la pensée van tillienne.

Selon Van Til, le théologien ne doit en aucun cas séparer l’apologétique de la théologie systématique. S’il les sépare, son apologétique court le risque de démentir sa théologie. En effet, lorsque ces deux disciplines fonctionnent comme des systèmes parallèles sans branches transversales de communication, l’apologétique a tendance à affaiblir la portée de certaines doctrines bibliques capitales comme la dépravation totale, les effets noétiques de la chute (de noèse, acte par lequel la pensée porte sur un objet) et la nécessité de la régénération pour le renouvellement de l’intelligence. Or ces doctrines, croit Van Til, doivent figurées au cœur de l’apologétique, non dans ses alentours. Considérons un instant l’analyse de M. Perron sur cette particularité van tillienne :

Dans l’esprit de Van Til, en effet, l’apologétique ne peut se démarquer de la théologie systématique; il est impossible, sous peine d’incohérence, de séparer la méthodologie de défense de la défense elle-même. La méthode employée déterminera la défense et la défense, en retour, déterminera la doctrine[6].

Pourtant, certaines traditions apologétiques soutiennent que c’est l’apologétique qui pose les fondements théoriques de la théologie. Van Til, pour sa part, croit que c’est l’inverse qui doit se produire : une apologétique cohérente et conforme à l’Écriture naît et provient de la théologie elle-même.

Selon Van Til, il n’existe que deux théories de la connaissance : l’une ayant Dieu comme autorité ultime, l’autre l’homme. Bien évidemment, Van Til se range dans le camp de la première. Or affirmer que Dieu est l’autorité ultime en matière de connaissance, c’est reconnaître du même souffle que le non-croyant, dont la raison prétendument autonome se dresse indubitablement contre la volonté divine, ne peut prétendre à l’objectivité. C’est aussi admettre que le non-croyant, dont les présuppositions s’opposent à celles qu’offre l’enseignement biblique, ne peut parvenir à la connaissance de la vérité de lui-même. Cette affirmation est lourde de signification. D’abord, elle signifie que le théologien et le non-croyant ne parviendront jamais à se rencontrer sur un terrain commun et neutre, malgré tous les efforts déployés pour y parvenir. Un tel terrain n’existe tout simplement pas. Elle veut également dire que le non-croyant, parce qu’il est incapable de comprendre correctement le sens de la révélation générale, n’a pas non plus la capacité de découvrir la vérité évangélique en scrutant des « faits » non interprétés par l’Écriture. Ces faits parlent sans doute en faveur du Dieu dont il est question dans l’Écriture. La Bible affirme même que la nature entière révèle le Dieu qui est à l’origine de tout ce qui existe (Ro 1.20). Pourtant, le non-croyant ne peut connaître Dieu ni même l’appréhender en empruntant l’avenue d’un savoir rationnel soi-disant neutre et objectif. Pour conduire le non-croyant à connaître Dieu et acquérir une notion plus précise de la réalité, l’apologète doit plutôt l’inviter à raisonner par présupposition. Et raisonner de cette façon, explique Perron, consiste « à présenter les vérités de l’Écriture sur la seule base de l’Écriture en démontrant qu’il n’existe aucune autre avenue de possibilité de connaissance »[7]. Bref, l’apologète doit convier le non-croyant à se tenir avec lui sur le terrain des présuppositions bibliques et amorcer avec lui une réflexion dont les paramètres sont entièrement définis par ces mêmes présuppositions.

Effets noétiques de la chute et connaissance innée

L’apologétique présuppositionaliste souligne avec force deux notions essentielles à tout discours apologétique. Premièrement, elle insiste sur les effets noétiques de la chute. Deuxièmement, elle considère à sa juste valeur ce que Van Til avait coutume d’appeler la connaissance innée de Dieu, que tous les hommes possèdent de facto. Considérons quelques instants ces deux notions et tentons de déterminer la façon dont elles concernent notre sujet.

1) Les effets noétiques de la chute
Fidèle à l’Écriture, l’apologétique présuppositionaliste affirme que le non-croyant ne peut apprécier le bien-fondé du christianisme en s’appuyant uniquement sur sa raison. Le témoignage biblique insiste en effet sur le fait que l’homme est incapable de connaître Dieu à l’aide de sa raison seule; il enseigne que les facultés cognitives de l’homme sont obscurcies par le péché et que, pour cette raison, l’homme est totalement incapable d’acquérir une représentation juste du Dieu créateur et de sa création (Ro 3.10-11)[8]. Ce témoignage de l’Écriture est sérieux et doit être estimé à sa juste valeur. C’est ce témoignage qui a conduit Van Til à reconnaitre et affirmer que « l’homme, en vertu de sa nature pécheresse, hait la révélation de Dieu »[9]. Depuis la chute, les hommes utilisent leur raison non pour chercher Dieu et l’adorer, mais, comme le dit Paul, pour s’accuser ou s’excuser tour à tour (Rm 2.15).

La question des effets noétiques de la chute permet d’établir un premier rapprochement entre l’apologétique et l’éthique. Perron articule très bien ce rapprochement :

Le problème est donc d’ordre éthique, et non d’ordre intellectuel. C’est en raison d’une rébellion volontaire que l’homme pécheur se refuse et conséquemment ne peut recevoir la révélation de Dieu. La faute est entièrement attribuable au pécheur et non à quelque faute de la révélation[10].

L’apologète doit donc ne jamais perdre de vue que ses interlocuteurs rejettent Dieu en raison de leur cœur mauvais, et non parce que leur intelligence souffrirait d’une quelconque défaillance biologique.

2) La connaissance innée

Van Til affirme que l’homme naturel possède une vraie connaissance de Dieu. Mais attention ! Omettre de souligner le caractère indissociable de la connaissance de Dieu et de celle de l’homme, c’est déformer la pensée de Van Til. Celui-ci croyait certes en la possibilité d’une connaissance de Dieu. Cependant, il soutenait tout aussi fermement, dans la foulée de Calvin, que l’homme ne peut parvenir à une perception juste de lui-même sans acquérir une conception correcte de Dieu. Autrement dit, l’existence de l’homme ne peut être considérée indépendamment de celle de Dieu. L’homme est une créature de Dieu et son existence dépend entièrement de son créateur. Mais qu’en est-il de sa connaissance de Dieu ? Est-elle conforme à ce que Dieu sait de lui-même et de sa création ? S’il fallait répondre par la négative à cette question, et il s’agit hélas de la seule réponse acceptable, cela signifierait que l’homme n’a aucune connaissance correcte ni de Dieu ni de lui-même. Comment alors comprendre la notion van tillienne de connaissance innée ? Comment une connaissance peut-elle être à la fois innée et demeurer embrouillée ? C’est grâce à la notion d’alliance que Van Til entend résoudre ce dilemme.

Selon Van Til, l’homme est une créature d’alliance. Dieu a en effet conclu une alliance avec sa créature, et tous les deux, le créateur et la créature, sont des partenaires dans cette alliance. En raison de cette alliance, l’homme est continuellement confronté à Dieu[11]. Il ne peut s’échapper de Dieu, malgré tous ses efforts pour y parvenir. Quant à Dieu, il s’est engagé à ne jamais mettre fin à cette alliance. Dans le domaine de la connaissance, cela signifie ce qui suit :

En tant que créature d’alliance, chacun des faits et des gestes de l’homme, constitue une réaction morale ou éthique à sa connaissance de Dieu. C’est contre cette connaissance qu’Adam et toute la race humaine en lui et après lui ont péché[12].

L’homme a donc une connaissance de Dieu: quelque part en lui, au plus profond de lui-même, il sait que Dieu existe. Sinon, il ne déploierait pas tant d’efforts pour tenter de prouver le contraire ni ne dévierait cette connaissance dans l’injuste en idolâtrant la créature plutôt que d’adorer le créateur. Perron explique ce point :

Le péché est ce qu’il est précisément du fait qu’il représente une réaction éthique négative à l’inéluctable présence de Dieu. Le péché n’est pas dû à quelque déficience de l’être, à quelque proximité du non-être ou à quelque carence de grâce surnaturelle; c’est un rejet direct de la volonté de Dieu connue. Le pécheur est un pécheur en vertu de la suppression de la révélation de Dieu en lui. Alors seulement peut-on maintenir la doctrine protestante du péché comme une aliénation éthique plutôt qu’un défaut physique. Alors seulement peut-on maintenir le caractère éthique du christianisme plutôt que de percevoir ce dernier comme un moyen par lequel les hommes s’élèvent dans l’échelle des êtres[13].

La notion de connaissance innée permet donc de jeter un deuxième pont entre l’apologétique et l’éthique. Elle montre en effet que le refus de l’homme de connaître Dieu est fondamentalement de nature éthique. L’apologète doit tenir compte de ce fait lorsqu’il s’adresse à des non-croyants.

***

Les deux notions que nous venons d’esquisser, à savoir les effets noétiques de la chute et la connaissance innée, nous ont conduits à une seule conclusion possible: tout refus du christianisme est fondamentalement de nature éthique. Il s’agit d’une opposition à Dieu le créateur et d’une rébellion contre lui. Les hommes ne rejettent pas la foi biblique parce que le christianisme ne parvient pas à satisfaire leur intelligence (même si c’est souvent ce qu’ils prétendent). Il ne la rejette pas non plus en raison d’un manque de preuves en sa faveur (même si c’est ce qu’ils affirment). Si le christianisme déplaît aux hommes, c’est parce qu’il exige d’eux une repentance (tant sur le plan de la pensée que celui de l’action) et une obéissance qu’ils ne sont pas prêts à accorder à Dieu. La raison fondamentale de ce refus est de nature éthique. Tout le reste n’est que prétexte.

Dans la deuxième partie de notre article, nous verrons ce que les rapprochements que nous avons établis entre l’apologétique et l’éthique signifient pour notre sujet, qui, rappelons-le, consiste à voir ce que sont les implications éthiques de l’apologétique et les implications apologétiques de l’éthique.

__________________________________________________

[1] Jean-Luc Lefebvre, Vivre la réponse que l’on donne!
[2] Pour les chrétiens, il s’agit d’une éthique révélée, donc biblique, et non d’une éthique naturelle que les hommes seraient à même de découvrir en observant le monde. Cette éthique contient les ordonnances morales enseignées par Jésus-Christ et les prescriptions relatives à la vie du croyant révélées dans le Nouveau Testament.
[3] Cornelius Van Til (1895-1987), théologien réformé, fut professeur d’apologétique au Westminster Theological Seminary à Philadelphie.
[4] Raymond PERRON, Plaidoyer pour la foi chrétienne, Québec, Publications de la FTÉ, 1996, p. 142.
[5] Ibid., p. 141.
[6] Ibid, p. 19.
[7] Ibid., p. 178.
[8] Le cerveau de l’homme n’est pas dysfonctionnel. La notion d’effets noétiques de la chute n’affirme pas une telle chose.
[9] Ibid., p. 138.
[10] Ibid., p. 155.
[11] « Comme tel, il est confronté à Dieu; il est interpellé par Dieu. Il existe dans une relation d’interaction d’alliance. Il est un être d’alliance… Rien ne peut empêcher son être d’être confronté “à celui auquel nous avons affaire”. », PERRON, op.cit., p. 117.
[12] Ibid., p. 125.
[13] Ibid.