L’apologétique philosophique est le domaine de l’apologétique chrétienne qui défend la foi chrétienne à partir des principes de la philosophie. On peut considéré, entre autres, l’existence de Dieu, la trinité et pourquoi il y à quelque chose au lieu de rien.

Aristide: Le premier apologiste chrétien

Aristide (c. 100-180 après J.-C.)

Biographie de sa vie et notes sur son œuvre

            Très peu est connu de Marcianus Aristide, ce philosophe chrétien d’Athènes, du deuxième siècle,[1] fût, très possiblement, le premier apologiste chrétien après le temps des apôtres.[2] On connait la vie d’Aristide, principalement, à travers quelques sources anciennes, tel qu’Eusèbe et Jérôme. Jérôme (347-419/420 après J.-C.), dans son tome connu sous le titre Des hommes illustre, mentionne Aristide en disant « Aristide, philosophe athénien d’une grande éloquence, fut disciple du Christ sous le manteau philosophique. Il nous a laissé un volume contenant la raison de notre dogme, à la même époque où Quadrat offrait à l’empereur Adrien l’Apologie des chrétiens. Ce livre, qui existe encore aujourd’hui, est, auprès des philologues, la marque de son génie. »[3] Dans son Histoire Ecclésiastique,  Eusèbe (260/265-339/340 après J.-C.) parle aussi d’Aristide en disant, « Aristides, aussi, un homme dévoué fidèlement à la religion qu’on confesse, comme Quadrat,[4] a laissé pour la postérité une défense de la foi, adressée à Adrian. Cette œuvre est aussi préservée par un grand nombre, jusqu’à même aujourd’hui. »[5] Eusèbe mentionne Aristide, aussi, dans le Chronicon. Alors, on sait qu’Aristide était un philosophe chrétien du deuxième siècle qui a écrit une Apologie—un défense—du Christianisme, adressé à un empereur romain. Helen B. Harris définit une apologie chrétienne comme un « des discours au nom des chrétiens fait par ceux qui se présentaient, soit en personne ou par écrit, comme leurs avocats. »[6]

Une portion d’une version Arménien de l’œuvre apologétique d’Aristide, qu’on pensait avoir perdu,[7] l’Apologie, avait était publier par les Lazaristes de Vénice en 1878,[8] mais on n’a pas pu apprécier pleinement l’Apologie d’Aristide jusqu’à 11 années plus tard quand l’Apologie dans son entièreté était découverte, écrit en Syriaque, par Dr. Rendel Harris en 1889 dans un monastère sur le Mont Sinaï.[9] La découverte d’Harris a permis à une deuxième découverte intéressante : une version Grec de l’Apologie d’Aristides avait était incorporé, dans son entièreté, dans une légende bien connue du moyen âge, la légende de Barlaam et Iosaph.[10] Il y a des débats au sujet de quelle version de l’Apologie (celle découverte par Harris, ou celle qui était insérée dans la Légende) représente l’édition la plus vieille,[11] mais, la comparaison de ces deux versions nous permet de situé la rédaction de l’Apologie comme entre 138 et 147 après J.-C.[12] En 1923 Milne a suggéré que la découverte d’un autre document contenant une portion, en Grec, de l’Apologie, semblerait suggérée qu’il y a des déficiences avec les deux textes.[13] Le texte grec inséré dans la légende semble avoir des sections manquantes, mais est plus fidèle aux mots originels d’Aristides ; la texte syriaque contiens tout l’Apologie, mais la traduction ne transmette pas, à plusieurs reprises, le sens du texte originel.[14] Donc, la meilleure tactique serait de lire les deux textes ensemble.

 

L’Approche Apologétique d’Aristide

          Considère, maintenant, l’approche apologétique de l’Apologie d’Aristide. L’analyse de l’Apologie la plus poussée qu’on retrouve dans la littérature, français du moins, depuis la découverte du manuscrit en 1889 est la thèse de Maurice Picard.[15] Malheureusement son analyse de l’argument de l’Apologie est rendue quasiment inutile par son incapacité de reconnaître les outils (rhétorique et logique) qui sont utilisés par Aristide.[16] Il faut dire que plusieurs des arguments présentés dans l’Apologie auraient pu être beaucoup plus élaboré, mais nous voyons, dans cette œuvre, la main d’un écrivain qui sait utiliser la rhétorique très bien, et qui est alaise avec les arguments traditionnellement grecs contre les aberrances du polythéisme grec. Avant de donner une analyse plus profonde des contenus de l’Apologie, nous allons donner une brève ébauche.[17] Nous allons, par la suite, décortiquer la manière dont Aristide présente son argument (considérant, brièvement, chacun des arguments qu’il présente). Nous allons finir avec quelques observations tirées du texte.

 

Ébauche du texte

Aristide commence (ch. I) son Apologie avec un argument, présenter de manière un peu maladroite, pour l’existence d’un seul Dieu (le monothéisme) qui ne change pas, mais qui est la source de tout changement. Il continue (ch. II) en expliquant qu’il y eut plusieurs manières humaines pour parler de la divinité. Il les divise en trois grands groupes : les polythéistes, les Juifs, et les Chrétiens. Le groupe des polythéistes il divise encore en trois, pour correspondre à ce qu’il dit sont les racines de toutes les religions polythéistes : les Chaldéens, les Grecs et les Égyptiens. Il procède, par la suite, à démontrer l’erreur du polythéisme des Chaldéens (chs. III-VII), l’erreur du polythéisme des Grecs (chs. VIII-XI), l’erreur du polythéisme des Égyptiens (chs. XII),[18] et il finit avec une conclusion, remplie d’arguments, concernant les religions polythéistes en générale (ch. XIII). Il tourne, ensuite, vers une brève section concernant les Juifs (ch. XIV), suivi par une section concernant la suprême excellence de la Chrétien (ch. XV). Il conclut en disant que ce n’est que par la vérité du Christianisme qu’on reçoit la vie éternelle, et il suggère que le lecteur vérifie tout ce qu’il dit concernant le Christianisme dans les écrits chrétiens (ch. XVI).

 

L’argument et les arguments de l’Apologie

Le texte de l’Apologie n’est pas long, mais pour quelqu’un qui a une formation philosophique c’est immédiatement évident quelle stratégie l’auteur utilise.[19] Il faut avouer, quand on lit l’Apologie, le génie de l’auteur qui présente un argument qui a comme but de rejoindre le lecteur là où il est. On pourrait trouver plusieurs fautes factuelles dans l’Apologie, mais l’argument d’Aristides, ainsi que son utilisation de rhétorique, est absolument incroyable (comme nous allons voir). Notre analyse de l’argument de l’Apologie va démontrer que la conclusion de Picard était erronée, et que Jérôme avait raison d’applaudir « l’éloquence et le talent de ce philosophe. »[20]

L’argument d’Aristide est une forme de dilemme à 3 termes : (1) Polythéisme, (2) Judaïsme, (3) Christianisme.[21] Aristide prend les religions les plus connues de son temps et il affirme qu’un des trois doit être vrai, mais qu’ils ne peuvent pas être, tous les trois, vrais. Mais, l’interlocuteur pourrait dire, il y a plusieurs formes de Polythéisme, il se peut qu’une de ces formes soit vraie, même d’autres formes de Polythéisme sont fausses. Démontrant son acumen philosophique Aristides réponds à ce contre-argument en disant, « Ceux qui adorent plusieurs dieux se divisent encore en trois races : les Chaldéens, les Grecs et les Égyptiens. Car ils ont été la cause et les initiateurs pour les autres peuples du culte et de l’adoration des dieux qui ont plusieurs noms. »[22] On pourrait, aujourd’hui, contester ce fait, mais Aristide semble penser que personne (du moins l’empereur) ne contesterait pas ce point, et c’est tout ce dont il a besoin pour continuer. Ce qu’il faut faire, alors, pour démontrer que la Christianisme est la seule vraie religion, est démontrer que le Polythéisme (dans ses trois formes fondatrices), ainsi que le Judaïsme sont des fausses religions. Il y a un point important, à noter, ici. Il ne faut pas démontrer que le Judaïsme est complètement faux (parce que la Christianisme serait, alors, aussi fausse), mais que le Judaïsme s’est dévié de la vérité. C’est justement ceci qu’Aristide va faire.[23] Un autre point à noter est que l’interlocuteur aurait pu répondre qu’on ne pourrait pas démontrer qu’une forme de polythéisme est erronée à moins de démontrer qu’aucun des dieux de cette religion sont des vrais dieux. Une fois encore, Aristide prévoit ce contre-argument, et cherche à considérer tous les dieux possibles des trois formes de Polythéisme. Certains de ses arguments peuvent fonctionner pour tous les dieux, et on le voit répéter plusieurs de ses arguments. Que ses arguments s’avèrent être valides (avec des prémisses vraies) est une question, mais on ne peut pas dire que sa stratégie est fautive.[24]

Aristide pose le fondement pour l’argument qu’il va poursuivre dans le premier chapitre où il présente ce qui se ressemble à un argument à partir du changement dans l’univers, et l’arrangement ordonné de l’univers, pour démontre l’existence d’un Dieu qui ne change pas, mais qui est la source de tout ce qui existe. Même Picard reconnaît ce point, quand il dit, « La preuve qu’il donne de l’existence de Dieu, au début de son Apologie, se rapproche de la preuve aristotélicienne. »[25] Étienne Gilson dit, « Partant de la considération de l’ensemble des choses et de l’ordre qu’on y observe, Aristide fait observer que tout le mouvement réglé qui règne ainsi dans l’univers obéit à une certaine nécessité, d’où il conclut que l’auteur et le régulateur de ce mouvement est Dieu. »[26] Aristide dit,

O Roi, je suis entré dans le monde par la providence de Dieu, et ayant contemplé le ciel, la terre et la mer, le soleil et la lune et le reste, je fus étonné de l’arrangement de ces choses. Voyant le monde se mouvoir nécessairement, je compris que celui qui le fait mouvoir et qui le maintient est Dieu. Car ce qui fait mouvoir est plus puissant que ce qui est mû, et ce qui maintient est plus puissants que ce qui est maintenu. Je dis donc que celui qui a organisé et qui maintient toutes choses est le Dieu sans commencement ni fin, immortelle, sans aucun besoin, élevé au-dessus de toutes les passions et imperfections telles que la colère, l’oubli, l’ignorance, etc. Toutes choses ont été créées par lui. Il n’a besoin ni de sacrifice, ni de libation, ni d’aucune des choses qui existent. Mais tous ont besoin de lui.[27]

            Notez, dans cette section, comment Aristide prévoit tous les critiques qu’il va apporter contre les faux dieux des religions polythéistes. Dans la première section, il décrit l’univers qui s’est présenté à lui, en utilisant les mêmes « éléments » qu’il va regarder lorsqu’il considère la religion polythéiste des Chaldéens (le ciel, la terre, le soleil, la lune, et le reste). Il a observé ces choses, et, sans la révélation divine,[28] il est arrivé à la conclusion qu’il y a un Dieu. Dans sa description du Dieu créateur (« sans commencement ni fin, immortelle, sans aucun besoin, élevé au-dessus de toutes les passions et imperfections telles que la colère, l’oubli, l’ignorance, etc. Toutes choses ont été créées par lui. Il n’a besoin ni de sacrifice, ni de libation, ni d’aucune des choses qui existent. Mais tous ont besoin de lui. »[29]) il prévoit les arguments qu’il va présenter contre les dieux grecs et égyptiens. Helen B. Harris fait remarquer que cette section introductoire est une réponse rhétorique au philosophe grec connu comme Anaxagore.[30]  Notez, finalement, que ces deux arguments, ainsi que la manière dont Aristide exprime ces deux arguments, se ressemblent à ce que Paul dit en Romains 1 :19-20, « car ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, car Dieu le leur a manifesté. En effet, les (perfections) invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. » On pourrait dire beaucoup plus sur cette œuvre, en décortiquant ces arguments pour l’existence de Dieu, et contre les dieux du polythéisme, par exemple ; mais, nous voulons laisser le lecteur avoir la joie de la découverte.

Vous pouvez consulter une traduction française de cette œuvre, en ligne, sur le site d’un des membres de l’Association Axiome : http://www.samizdat.qc.ca/cosmos/philo/PDFs/ApologiedAristide.pdf.

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[1]B. Aubé, Essai de Critique Religieuse de l’apologétique chrétienne au IIe siècle : Saint Justin, Philosophe et Martyr (Paris : Firmin Didot frères & fils, 1861), 96. À l’exception d’une thèse de bachelier en théologie par Maurice Picard (Maurice Picard, L’Apologie d’Aristide, Thèse (Paris : Noblet et Fils, 1892).), l’introduction à l’Apologie publier avec la traduction anglaise de J. Rendel Harris (Aristide, The Apology of Aristides on behalf of the Christians, 2nd ed., trad. et ed. J. Rendel Harris (Cambridge: Cambridge University Press, 1893).), il n’y a qu’un seul analyse des doctrines de l’Apologie, Helen B. Harris, The Newly Recovered Apology of Aristides: Its Doctrines and Ethics (London: Hodder and Stoughton, 1891). Dans ce livre Helen Harris explique le genre d’écrit qu’on voit dans l’Apologie d’Aristides, les évènements entourant la découverte du document, ainsi que les doctrines théologiques et l’éthique chrétienne qui se trouve dans l’Apologie.

 

[2]Il faut mentionner qu’il y a un certain débat au sujet de l’identité d’Aristides. G. C. O’Ceallaigh propose, dans un article sur l’Apologie d’Aristides, que l’Apologie était écrit « by a proselyte to Hellenist Judaism, probably in the time of Hadrian, not as an apology for Christians at all, but primarily as a counterattack upon polytheists and their religious notions and secondarily, as a defense of the monotheistic worship and morals of the Jews. This definitely Jewish work of the second century was interpolated and ‘edited’ by a Christian writer, probably of the late fourth century, and was thus converted into what passed as an apology for Christianity. (G. C. O’Ceallaigh, “‘Marcianus’ Aristides, on the Worship of God,” The Harvard Theological Review, vol. 51, no. 4 (Oct., 1958), 227.)” Malgré la position d’O’Ceallaigh, des théologiens aussi récents que William Edgar et K. Scott Oliphint se sentent entièrement allaise d’inclure l’Apologie d’Aristides dans leurs livres sur l’histoire de l’Apologétique Chrétien, disant que « Apart from his brief Apology, we do not know a great deal about Aristides. He lived a generation after the apostles and was no doubt the most significant apologist before Justin Martyr. (William Edgar et K. Scott Oliphint, To 1500, vol. 1 of Christian Apologetics Past and Present: A Primary Source Reader (Wheaton, IL: Crossway, 2009), 29.) » Leur inclusion d’Aristide comme un apologète chrétien est probablement juste, malgré les arguments convaincants de O’Ceallaigh. D’autres auteurs récents qui inclus l’Apologie d’Aristide comme un œuvre d’apologétique chrétien inclus : Andrew S. Jacobs, « Jews and Christians », dans The Oxford Handbook of Early Christian Studies, ed. Susan Ashbrook Harvey et David G. Hunter (Oxford: Oxford University Press, 2008), 174. Jacobs présente l’Apologie d’Aristide comme un exemple de l’attitude des chrétiennes primitives face aux Juives (Ibid.), ce qui est intéressant, parce qu’O’Ceallaigh avait considéré l’approche de l’Apologie aux Juives comme l’évidence que l’Apologie était, à l’origine, écris par un auteur juif (O’Ceallaigh, 234.). Mark Edwards, dans un article dans le même livre (“Apologetics”, dans The Oxford Handbook of Early Christian Studies, ed. Susan Ashbrook Harvey et David G. Hunter (Oxford: Oxford University Press, 2008), 551.), affirme (sans interagir directement avec O’Ceallaigh) que les difficultés soulevées par O’Ceallaigh ne sont pas si problématiques, et, alors, que ce texte provient, probablement d’un apologète chrétien. Mark Edwards, dans un autre article, nomme Aristide comme un des premiers apologètes chrétien, dans une considération de l’utilisation chrétienne de la philosophie grecque (Mark Edwards, « Early Christianity and Philosophy, » dans Routledge Companion to Early Christian Thought, ed. D. Jeffrey Bingham (London et New York: Routledge, 2010), 44.). George H. Van Kooten, (“Christianity in the Graeco-Roman World: Socio-political, philosophical, and religious interactions up to the Edict of Milan (CE 313),” dans Routledge Companion to Early Christian Thought, ed. D. Jeffrey Bingham (London et New York: Routledge, 2010), 22.) nomme Aristide dans une liste des premiers apologètes chrétiens. Oskar Skarsaune affirme, aussi, qu’Aristide est clairement un des premiers apologètes chrétiens, même si son apologie n’était pas considérée une véritable « pétition » (Oskar Skarsaune, « Justin and the Apologists, » dans Routledge Companion to Early Christian Thought, ed. D. Jeffrey Bingham (London et New York : Routledge, 2010), 122.). On pourrait aussi mentionner la thèse de Maurice Picard, écrit pour obtenir le Bachlier en Théologie à la Faculté de théologie protestante de Paris, dans lequel il, tout comme les autres, présente Aristide comme un des premiers apologètes chrétiens (Picard, L’Apologie d’Aristide.). On pourrait conclure en mentionnant, aussi, que J. A. McGuckin (« Christ: The Apostolic Fathers to the Third Century, » dans Routledge Companion to Early Christian Thought, ed. D. Jeffrey Bingham (London et New York: Routledge, 2010), 263.), considère, aussi, Aristide comme un apologète chrétien. Il faut dire que les arguments d’O’Ceallaigh n’ont pas étaient retenus, et que c’est rendu une platitude, aujourd’hui, de reconnaître Aristide comme un des premiers apologètes Chrétien.

 

[3]Jérôme, Des Hommes Illustre, tome 3 dans les Œuvres Complètes de Saint Jérôme, trad. et éd. L’Abbé Bareille (Paris : Louis Vives, 1878), 3 :296.

 

[4]Robert M. Grant, dans une chronologie d’apologètes Chrétien Grec nomme Quadratus comme probablement le premier apologète chrétien. Il dit, « The apology of Quadratus of Athens is lost. Only a fragment remains, preserved by Eusebius (H. E. 4, 3, 2), and the fragment is not extensive enough to reveal much more than the semi-philosophical character of his book On behalf of our religion…Perhaps Quadratus’ discussion of ‘saviours’ to be contrasted with the true Saviour is related to this initiation [into the Eleusinian mysteries]. (Robert M. Grant, “The Chronology of the Greek Apologists,” Vigiliae Christiane, vol. 9, no. 1 (Jan. 1955), 25.” Cf. Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, 16. Cyril C. Richardson, Early Christian Fathers (1953; repr., Grand Rapids, MI: Christian Classics Ethereal Library, 2000), 164. Aubé, ECRAC, 4. Helen B. Harris, NRAA, 6. F. F. Bruce mentionne Quadratus en disant, « As late as A. D. 133 a Christian apologist named Quadratus, writing a defence of Christianity to the Emperor Hadrian, could refer to the miracles of Jesus as facts which the opponents of Christianity did not dispute. (Bruce, SF, 41.)”

 

[5]Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, 4, 3, 3. Traduction le mien. Texte utilisé est : Eusèbe, Histoire Ecclésiastique : texte grec et traduction française, trad. et éd. Émile Grapin (Paris: Alphonse Picard et Fils, 1905), 373.

 

[6]Helen B. Harris, NRAA, 1.

 

[7]Robert Lee Wolff, “The Apology of Aristides: A Re-Examination,” The Harvard Theological Review, vol. 30, no. 4 (Oct. 1973), 238. Picard, L’Apologie d’Aristide, 9.

 

[8]H. J. M. Milne, “A New Fragment of the Apology of Aristides,” Journal of Theological Studies, vol. os-XXV, 97, (1923), 73.

 

[9]Wolff, “The Apology of Aristides”, 237, 240. Cf. Cairns, 115. Rubens Duval, Littérature Syriaque, vol. 2 de Anciennes Littérature Chrétienne, 3e éd. (Paris : Librairie Victor Lecoffre, 1907), 155. Edwards, “Apologetics”, 551. Picard, L’Apologie d’Aristide, 13. La découverte est très bien décrite dans l’œuvre de Helen B. Harris, épouse de celui qui l’a découvert, en Helen B. Harris, NRAA, 8-26.

 

[10]Wolff, “The Apology of Aristides”, 237. Wolff proposes that this legend was composed around the year 978 (Ibid., 247.). Cf. Picard, L’Apologie d’Aristide, 14fn2, 16-21. J. Armitage Robinson, “The Remains of the Original Greek of the Apology of Aristides”, in Aristide, The Apology of Aristides on behalf of the Christians, 2nd ed., trad. et ed. J. Rendel Harris (Cambridge: Cambridge University Press, 1893), 67-68.

 

[11]Ainsi qu’à quel Caesar c’était adressé (cf. Picard, L’Apologie d’Aristide, 49.).

 

[12]Ibid., 241. Cyril Richardson date l’Apologie d’environs 130 après J.-C. (Richardson, Early Christian Fathers, 13.). Picard pense que la date de la rédaction devrait être plus vers 125-126 (Picard, L’Apologie d’Aristide, 49-52.).

 

[13]Milne, “A New Fragment of the Apology of Aristides,” 73-74.

 

[14]Ibid.

[15]Op. Cit.

 

[16]Il était, peut-être, influencer par celui qui à trouver et traduit l’édition en 1889, J. Rendel Harris, qui dit, dans son introduction à sa traduction, que “the writer is more of a child than a philosopher, a child well-trained in creed and well-practised in ethics, rather than either a dogmatist defending a new system or an iconoclast destroying an old one (J. Rendel Harris, « Introduction », in Aristide, The Apology of Aristides on behalf of the Christians, 2nd ed., trad. et ed. J. Rendel Harris (Cambridge: Cambridge University Press, 1893), 3.)”

 

[17]Nous allons utiliser, pour notre analyse de l’Apologie, la traduction française de l’Apologie qui se trouve dans la thèse de Picard (Picard, L’Apologie d’Aristide, 22-39.). Picard semble avoir utilisé majoritairement le texte grec, mais en comparaison avec le texte syriaque (Ibid., 21.).

 

[18]Dans la traduction de Picard le chapitre XII est manquant, mais une comparaison avec l’excellente traduction anglaise de J. Rendel Harris nous démontre que le chapitre XII est belle est bien dans le texte, et commence avec l’analyse des Égyptiens (Aristide, The Apology of Aristides on behalf of the Christians, trad. Harris, 45.).

 

[19]Ce qui rend étrange le commentaire de Picard, “On peut même se demander s’il était philosophe. (Picard, L’Apologie d’Aristide, 53.) »

 

[20]Picard, L’Apologie d’Aristide, 53.

 

[21]Ibid., 23.

 

[22]Ibid., 23-24.

 

[23]Ibid., 36.

 

[24]Une note pour les présuppositionalistes : c’est le même type d’argument qu’on nous propose comme seul argument valide par Van Til. C’est-à-dire, Van Til pense que tout ce qu’on peut faire est de démontrer que les autres « visions de monde » et religions sont incohérentes en eux-mêmes, et d’inviter notre interlocuteur à considérer la cohérence du Christianisme. C’est essentiellement le même exact argument qu’on voit dans l’Apologie d’Aristide. La grande différence entre la présuppositionalisme et l’Apologie d’Aristide est qu’Aristide pense que l’existence de Dieu se voit à partir de nos observations du monde qui nous entoure, et que même les non-croyants peuvent remarquer ce fait.

 

[25]Picard, L’Apologie d’Aristide, 53.

 

[26]Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, 16.

[27] Picard, L’Apologie d’Aristide, 22.

 

[28]Picard à bien note qu’Aristide ne fait pas appelle à la révélation divine jusqu’à dans le dernier chapitre lorsqu’il supplie le lecteur de lire la révélation divine du Christianisme (Picard, L’Apologie d’Aristide, 40, 43, 56.).

 

[29]Ibid., 22.

 

[30]Helen B. Harris, NRAA, 27-28.

 

Une réflexion sur l’influence

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Je n’ai pas publié beaucoup d’articles dernièrement. Je vais commencer à publier quelques biographies de certaines des apologistes chrétiens les plus importants, mais peu connues. Avant de commencer cette série, de nature historique, j’aimerais publier quelques réflexions au sujet d’un petit terme qui va revenir souvent dans cette série : influence. Un des éléments que nous allons voir dans cette série est l’influence que certains penseurs auraient eue sur d’autres penseurs, que ce soit leurs contemporaines ou, par moyen de leurs écrits, ceux qui les suivent. La question de l’influence peut-être très difficile à régler.

 

Il y a, au moins, trois éléments qui doivent arriver pour qu’on puisse démontrer l’influence d’un penseur sur un autre, tel que : (1) un moyen par lequel les pensées de l’un se sont présentées devant un autre (que ce soit par communication de vive voix, ou par écrit ; que ce soit au moyen d’une source primaire ou secondaire, etc.) ; (2) l’évidence de l’influence dans les écrits de celui qui était influencé (que ce soit des termes définis de la même manière, que ce soit l’utilisation des mêmes concepts de la même manière, que ce soit les mêmes arguments, etc.) ; et (3) qu’il y ait l’évidence d’une dépendance de l’un sur l’autre, et que l’apparence d’influence ne soit pas une simple coïncidence (par exemple, c’est déjà arriver pour moi que j’ai était arriver, par réflexion, à une conclusion, et que, plus tard, j’ai découvert un autre auteur qui est arrivé, avant moi, à la même conclusion. Ici on ne peut pas parler de l’influence, mais de coïncidence. Un exemple bien connu de coïncidence serait l’argument à partir de la raison contre le Naturalisme offert par Alvin Plantinga, qui se ressemble à celui de C. S. Lewis. Plantinga ne savait pas que Lewis avait développé un argument semblable jusqu’après qu’il avait développé son propre argument à partir de la raison contre le Naturalisme.). L’influence est évidente lorsqu’un auteur fait référence à un autre auteur.
Quand on parle de l’effet de l’influence, il faut distinguer entre influence négative et influence positive. Une influence positive arrive lorsqu’un penseur accepte, implicitement ou explicitement, les pensées d’un autre penseur, et utilise ces idées dans le développement de ses propres idées. Donc, nous voyons, par exemple, une influence positive de Platon sur Augustine, de Sénèque le Stoïque sur Jean Calvin, et d’Emmanuel Kant sur Cornelius Van Til. Une influence négative arrive lorsqu’un penseur n’accepte pas, implicitement ou explicitement, les pensées d’un autre penseur, et que ce rejet est intégral au développement de leurs propres idées (autrement dit, que les pensées d’un auteur surgissent, ou se raffinent, en opposition aux pensées d’un autre). On pourrait parler, alors, d’une influence négative d’Héraclite sur Platon, d’Aristote sur René Descartes, et de Thomas d’Aquin sur Guillaume d’Occam ou Jean Duns Scots.
Quand on parle de la manière dont une personne est influencée, on peut aussi distinguer entre une influence directe, indirecte, et ce que je vais appeler une influence subtile. Une influence directe arrive lorsqu’un penseur a lu une source primaire qui l’a influencée dans le développement de ses pensées (positivement ou négativement). Alors, nous pourrions dire que Platon avait une influence directe sur Augustine qui avait lu et étudié les écrits de Platon lui-même. Pietro Martyr Vermigli était directement influencé par Aristote. Jean Calvin était directement influencé par Sénèque.

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Une influence indirecte arrive lorsqu’un penseur a lu une source secondaire expliquant les pensées d’un autre, et que c’est l’interprétation de l’autre penseur qui est proposée par cette source secondaire qui influence le développement de ses pensées (positivement ou négativement). Alors, selon certaines, on pourrait dire que Thomas d’Aquin à une influence indirecte sur les pensées de Jean Calvin, parce que la connaissance que Calvin avait des pensées de Thomas d’Aquin était surtout reçue à travers les thomistes de son jour qui lui présentaient avec leur interprétation de Thomas d’Aquin.
L’influence subtile n’est pas explicite, mais, au contraire, c’est ce qui arrive lorsqu’on n’est pas au courant du fait qu’on est en train de se faire influencer par les pensées d’une personne. Ceci peut arriver de plusieurs manières, telles que les films, émissions de télévision, les annonces, les écrivains des articles de journaux qu’on lit, les nouvelles, la musique qu’on écoute, ce qu’on entend sur la radio, les babillards, la manière que nos parents et amis agissent, nos professeurs d’école primaire, secondaire, etc. Nos pensées sont, en plus, formées non seulement par ce qui est dit ou transmis, mais par la manière dont les informations sont transmises, par exemple, avec mépris, avec joie, avec colère, avec ambivalence, etc. Le côté néfaste de l’influence subtile est qu’à moins d’être au courant de l’histoire de la pensée (autant théologique que philosophique), il se peut qu’on adopte une position qui est contraire à la Bible (qui provient d’un penseur non croyant), tout en pensant que cette position est biblique ; et ceci parce qu’on l’a lu dans un penseur chrétien (dont ses pensées étaient influencées par l’autre penseur non croyant) qui pense trouver cette position dans la Bible. Comme, par exemple, la notion qu’il n’y a pas de lieu commun à partir duquel on peut porter un regard « objectif » sur les idées de la philosophie et théologie pour les vérifies. Cette notion trouve ces racines, non dans la Bible, mais dans la philosophie d’Emmanuel Kant ; et c’était développer, ensuite, par plusieurs penseurs post-kantiens tels que Martin Heidegger dans Être et Temps, Cornelius Van Til dans son système présuppositionaliste, et, en générale, dans des différentes versions du post-modernisme. Un autre exemple pourrait être la notion des idées innées qui est si importantes pour Augustine, Jean Calvin, Charles Hodge, et Cornelius Van Til, mais qui trouve ses racines, à l’origine, chez Platon (et non dans la Bible), et qui était cheminée, à travers l’histoire de la pensée, à travers les écrits platoniciens et néo-platoniciens.
C’est normal qu’une personne soit influencée par plusieurs penseurs ; et, fur et à mesure que l’histoire de la pensée avance, la plus que les penseurs vont avoir plusieurs sources d’influence. Par exemple, Platon était influencé par 4 ou 5 penseurs présocratiques (scientifiques, mathématiciens, philosophes, etc.), des mythes et religions de son temps, et Socrate, et peut-être d’autres sources qu’on ne connaît pas ; donc, on pourrait parler d’une dizaine ou vingtaine de sources. Lorsqu’on arrive à quelqu’un comme C. S. Lewis ou Cornelius Van Til, on est obligé de dire qu’ils sont influencés par des centaines de sources, sinon plus. Van Til, par exemple, était extrêmement influencé (positivement) par Emmanuel Kant, qui était, à son tour, influencé par David Hume, Christian Wolff, René Descartes, et d’autres ; qui étaient, à leur tour, influencés par des multitudes de penseurs, qui étaient influencées par des multitudes de penseurs qu’on peut retracer jusqu’à, au moins, Platon et les prophètes de l’Ancien Testament. Donc, ce n’est pas anormal de dire qu’un commentateur de la Bible, un Pasteur d’une église, un professeur dans un Séminaire Chrétien, ou un professeur d’école de dimanche était non seulement influencer par la Bible (de manière directe et positive), mais, était aussi influencer (de manière indirecte ou subtile, et de manière positive) par les pensées de Friedrich Nietzsche ou d’Emmanuel Kant. Ce qui est dangereux, dans une telle situation, est quand la personne de qui on parle ne sait pas qu’il ou elle est influencée par d’autres penseurs, dans quelle mesure, et sur quel point.
Tous les penseurs humains sont influencés, positivement, négativement, et subtilement, par d’autres penseurs humains. Par exemple, si tu as moins que 30 ans, alors tu es influencé (subtilement du moins) par les pensées de Soren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche, et Martin Heidegger, et ceci parce que (1) vos professeurs d’école primaire étaient influencés (dans une des trois formes d’influence) par leurs professeurs d’université, qui était, eux-mêmes influencer (dans une des trois formes d’influence), par ces penseurs ; (2) les médias que vous consommez sont influencés par ces penseurs ; etc. Si tu as entre 30 ans et plus, alors tu es un peu influencé par Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger, mais beaucoup plus par Emmanuel Kant, Hegel, René Descartes, etc. La seule manière de diminuer l’effet de l’influence est de (1) connaître ce que ces penseurs enseignaient (2) reconnaître leur influence sur vos propres pensées, et (3) porter un œil critique sur ces points. De là l’importance, même pour les chrétiens (et même pour ces chrétiens qui servent dans une église de manière bénévole), de l’étude de l’histoire de la philosophie.
Il faut faire, à ce point, un avertissement contre une manière dont certaines personnes pourraient comprendre la notion d’influence. Il faut éviter ce qu’on appelle, en logique, l’erreur génétique. C’est-à-dire, ce n’est pas parce que personne 1 est influencer par personne 2 (qu’on voit comme étant en erreur) que personne 1 est en erreur. L’erreur génétique arrive quand on affirme que parce qu’une idée vient de source X l’idée est fausse. Pour prendre un exemple extrême de cette erreur, on pourrait dire que si je cite des paroles d’Hitler, alors, étant donné que ce que je dis provient d’Hitler, et Hitler était en erreur (ou une personne mauvaise), ce que je dis est automatiquement faux. Ou, si on critique l’idée d’une personne parce qu’ils disent l’avoir eu d’un songe. Même si tu penses que les songes ne peuvent pas arriver, ce n’est pas pour ceci que l’idée est fausse. Cette erreur arrive parce qu’on mélange la crédibilité de la source avec la vérité de l’affirmation, idée ou théorie. Des affirmations, idées et théories sont vraies ou fausses indépendamment de leur source. Donc, il ne faut pas écarter les pensées d’une personne sur la simple base qu’il était influencé par un autre penseur qu’on voit comme étant erroné.
C’est important, par exemple, de connaître les penseurs qui nous ont influencés, et de connaître ceux qui influencent nos interlocuteurs, les penseurs qu’on lit, etc. Connaissant l’influence nous aide à mieux comprendre, saisir, et critiquer une position, mais le fait de l’influence, tout seul, ne dit rien au sujet de la vérité ou fausseté d’une idée (qui doit être déterminé sur d’autres bases). Alors, par exemple, le fait que Jean Calvin était influencé par Sénèque, Aristote, Augustine, et les thomistes du 16e siècle ne peut pas être utilisé pour dire que Calvin à soit raison ou tard. En fait, le fait même que les idées de quelqu’un étaient influencées par la Bible n’est pas une démonstration que cette personne à raison. Si le simple fait d’être influencé par la Bible était assez pour avoir raison, alors il faudrait dire que des religions telles que les Témoins de Jéhovah, Islam, et les mormons, ainsi que des penseurs tels que Spinoza, Heidegger, et Pélage avaient tous raison parce qu’ils sont tous influencés, d’une manière ou d’un autre, par la Bible. Si le simple fait d’être influencé par les penseurs protestants était assez pour avoir raison, alors il faudrait dire que Heidegger a raison parce qu’il était influencé par Luther, Kant a raison parce qu’il était influencé par les protestants allemands, etc.

« Trop beau pour être vrai…ou faux » Notre désir de Dieu en argument athée – Partie 13 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 12

Nous voici rendus à la sixième et dernière raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme. Il s’agit de notre « envie de croire ». Il écrit (p.133):

De quoi s’agit-il ? De nous-mêmes—de notre désir de Dieu. J’y vois une raison, à mes yeux particulièrement convaincante, de n’y pas croire : si je suis athée, c’est aussi parce que je préfèrerais que Dieu existe !

Et il explique :

il [Dieu] correspond à mes désirs les plus forts. Cela suffirait, si j’étais porté à croire, à m’en dissuader ; une croyance qui correspond à ce point à nos désirs, il y a lieu de craindre qu’elle n’ait été inventée pour les satisfaire.

En d’autre termes, son argument consiste à dire qu’il y a tant de bonnes choses à désirer dans l’hypothèse que Dieu existe, il y a tant de bénéfices pour nous si le théisme est vrai, que nos facultés cognitives pourraient bien se dérégler en tentant d’évaluer la question ; le système pourrait bien s’emballer, et on ne devrait peut-être plus leur faire confiance pour accéder à la vérité. Il est trop probable, nous dit Comte-Sponville, que l’hypothèse de Dieu ait été inventée pour satisfaire nos désirs et non pas pour traduire la réalité. Avant de discuter des mérites de son argument, il est bon de se demander : « de quels désirs s’agit-il exactement ? » Quels sont les bénéfices que Comte-Sponville trouve dans la balance sur la question de l’existence de Dieu ? Il énumère (p.133) les avantages suivants :

Que désirons-nous plus que tout ? Si on laisse de côté les désirs vulgaires ou bas, qui n’ont pas besoin d’un Dieu pour être satisfaits, ce que nous désirons plus que tout, c’est d’abord de ne pas mourir, ou pas complètement, ou pas définitivement ; c’est ensuite de retrouver les êtres chers que nous avons perdus ; c’est que la justice et la paix finissent par triompher ; enfin, et peut-être surtout, c’est d’être aimés.

André Comte-Sponville cerne bien les enjeux. Si Dieu existe—dans sa conception chrétienne, du moins—il rend possible la vie éternelle, le triomphe de la justice et de la paix (puisqu’elles ne sont pas obtenues ici-bas, elles requièrent une vie après la mort et l’existence d’un juge parfait), et l’amour divin inconditionnel (j’en dirai plus à ce sujet dans la dernière partie de cette critique). Dieu rend donc possible l’espoir ultime, et la citation suivante (un peu longue mais puissante) de Comte-Sponville l’illustre parfaitement:

Si vous ne croyez pas ou plus en Dieu, à l’inverse, que vous est-il permis d’espérer ? Rien, en tout cas rien d’absolu ni d’éternel, rien au-delà du « fond très obscur de la mort », comme disait Gide, si bien que toutes nos espérances, pour cette vie, fussent-elles légitimes (qu’il y ait moins de guerres, mois de souffrances, moins d’injustices, …), viennent buter sur ce néant ultime, qui engloutit tout, bonheur et malheur, et cela fait une injustice de plus (que la mort frape également l’innocent et le coupable), un malheur de plus ou plusieurs (combien de deuils dans une vie d’homme ?), qui nous vouent au tragique ou, pour l’oublier, au divertissement… Cela n’empêche pas de se battre pour la justice, mais interdit d’y croire tout à fait, ou de croire tout à fait en son triomphe possible. Bref, Pascal, Kant et Kierkegaard ont raison : un athée lucide ne peut pas échapper au désespoir. (p.60)

Ce désespoir, c’est l’issue que Comte-Sponville suggère, et il y trouve même une conséquence positive : plus d’espoir, plus de déception ! Il pose la question rhétorique : « Celui qui n’espère rien, au contraire, comment serait-il déçu ? » (p.63). C’est très bouddhiste de sa part. En tuant tout espoir ultime pour le futur, il nous invite à apprécier le bonheur maintenant, en disant que l’espoir du bonheur dans le futur veut dire qu’on ne l’a pas maintenant. Mais c’est bien sûr un faux dilemme. On peut très bien avoir les deux : être heureux et joyeux dans le présent (même s’il est parfois douloureux) tout en espérant un futur meilleur. L’homme malade ou mourant mais croyant peut saisir l’instant tout en espérant une meilleure vie future.

André Comte-Sponville affirme ensuite qu’il n’y a pas de Royaume de Dieu futur, et que pour l’athée, le monde présent est le seul royaume que l’on aura jamais, ce qui est assez trivialement vrai si l’on suppose l’athéisme, mais il conclut alors de manière intrigante (p.68):

Si nous sommes déjà dans le Royaume, nous sommes déjà sauvés. Qu’est ce que la mort pourrait nous prendre ? Qu’est-ce que l’immortalité pourrait nous apporter ?

Ces questions sont supposées être purement rhétoriques, mais la réponse qu’elles suggèrent, à savoir : « rien », est trivialement fausse. Qu’est-ce que la mort pourrait nous prendre ? La vie éternelle ! Si le bénéfice d’une telle chose n’est pas clair, je ne vois pas comment l’expliquer plus simplement : vivre c’est bien, mourir pas bien. Poursuivons.

Avec une sobriété qui mérite très honnêtement le respect (n’y voyez ici aucun sarcasme de ma part, je suis très sérieux: j’apprécie sincèrement sa lucidité), André Comte-Sponville continue à mesurer les dures conséquences de son athéisme. Il décrit (p.16) son entrée dans l’athéisme comme une entrée dans le « monde réel », celui de la « vérité sans pardon ni Providence ». Il remarque (p.17) que (si l’athéisme est vrai), « la mort emportera tout, jusqu’aux angoisses qu’elle leur inspire » et puis (p.18) « Reste la mort des autres, et elle est autrement réelle, autrement douloureuse, autrement insupportable. C’est là que l’athée est le plus démuni. »

Pour résumer, selon André Comte-Sponville lui-même (pas juste selon le chrétien), les conséquences de l’athéisme sont : une satisfaction seule de nos désirs « vulgaires ou bas », la perspective de mourir « complètement » et « définitivement », pas de retrouvaille avec des « êtres chers que nous avons perdus », pas de pardon, pas de providence, pas de triomphe pour la justice et la paix, pas d’amour de Dieu, pas d’espoir, l’impossibilité de croire tout à fait à notre combat pour la justice, et ultimement, un désespoir impossible à échapper.

Nous sommes maintenant en mesure d’évaluer son argument qui dit que notre désir de Dieu (qui permettrait d’éviter ces choses) est une raison de ne pas croire en lui.

Le premier problème est que toutes ces considérations sont entièrement impertinentes pour juger de la vérité de l’existence de Dieu. Rien de tout cela ne nous dit si Dieu existe ou pas. Et c’est valable dans les deux sens, l’argument est invalide pour l’athée comme pour le croyant. Oui, le monde athée est déprimant, mais je dis « attention ! » au croyant qui conclura alors qu’il nous faut croire en Dieu à cause de cela : peut être que le monde athée est lugubre, mais ce n’est pas une raison de le rejeter, car il pourrait y avoir de bonnes raisons de le croire réel même s’il est attristant. En ce sens, je suis d’accord avec Comte-Sponville lorsqu’il critique cet aspect du fameux « pari » de Blaise Pascal, qui nous invitait à choisir le théisme car il n’y avait rien à perdre si c’était faux alors qu’on le croyait, mais qu’il y avait une éternité à perdre si c’était vrai alors qu’on le rejetait. La réponse de Comte-Sponville (p.135) est je pense appropriée : « Pourquoi la grâce se soumettrait-elle au calcul des probabilités ? Comment mon salut dépendrait-il d’un pari ? Dieu n’est pas un croupier. » Mais surtout, les conséquences négatives de l’athéisme ne sont pas une bonne raison de le rejeter.

Ceci étant admis par le croyant, il faut donc remarquer qu’à l’inverse, c’est également ce qui rend invalide l’argument athée offert ici par André Comte-Sponville : la désirabilité du théisme n’est pas plus une raison de le rejeter que de l’accepter. Le théisme pourrait très bien être merveilleux et réel (une thèse par ailleurs supportée par toutes les bonnes raisons que j’ai offertes jusqu’ici de penser que Dieu existe).

Par ailleurs, pour ce qui est des affirmations de Comte-Sponville sur la psychologie du théisme, il faut noter qu’elles sont aussi entièrement adaptables pour se retourner contre l’athéisme. En effet, on peut aisément imaginer toutes sortes de raisons pour lesquelles un homme pourrait désirer fortement la non-existence de Dieu. Peut être que l’homme veut vivre sa vie de manière autonome. Peut être que les obligations morales qui viennent avec l’existence de Dieu sont jugées trop strictes (c’était clairement un de mes soucis quand j’étais athée et que j’ai commencé à considérer le christianisme) ; peut être que l’athée, désillusionné, a peur de se laisser croire à la bonne nouvelle, de peur d’être déçu, et devient alors cynique plutôt que de s’autoriser à espérer. Le physicien Stephen Hawking a déclaré « la religion est une histoire de contes de fées pour ceux qui ont peur du noir », ce à quoi le mathématicien John Lennox a répondu « l’athéisme est une histoire de contes de fées pour ceux qui ont peur de la lumière ». L’astuce du bon mot fait sourire, mais derrière la rhétorique il y a une information importante, à savoir que ce genre de considérations psychologiques (voire psychanalytiques) est adaptable aux deux positions, et ne pèse pas sur la question de la vérité.

J’ajoute que l’argument de Comte-Sponville ne se retourne pas que contre son athéisme ; il se retourne aussi contre un bon nombre de choses que l’on sait être vraies. Il déclare (p.134) : « C’est justement ce qui rend la religion suspecte : c’est trop beau, comme on dit, pour être vrai ! » et « Dieu est trop désirable pour être vrai, la religion, trop réconfortante pour être crédible. » Ce à quoi je réponds « La glace à la vanille est trop désirable pour être vraie, la médecine est trop réconfortante pour être crédible. » Parfois, le monde contient réellement une bonne nouvelle, et s’interdire l’espoir c’est passer à côté. Quand je décris Disneyworld à ma fille de trois ans, elle n’en croit pas ses oreilles, et c’est presque trop beau pour être vrai, mais ce n’est pas une raison pour douter de son existence. Si je suis dans le désert et que je vois une oasis, il est possible que ça soit un mirage, mais vais-je l’ignorer sous prétexte que je la désire de manière suspecte ? Non. Mon désir n’est ni une raison de conclure « c’est un mirage », ni une raison de l’exclure. Mon désir pour Dieu n’est ni une raison de croire, ni une raison de douter, c’est une raison de faire bien attention à rester le plus objectif possible en évaluant la question. C’est tout.

Et au final, André Comte-Sponville revient bien (même si seulement à demi-mots) vers ce terrain, le seul qui compte sur la question de l’existence de Dieu, lorsqu’il reformule son argument ainsi :

une croyance que rien n’atteste et qui correspond à ce point à nos désirs les plus forts, comment ne pas suspecter qu’elle soit l’expression de ces désirs ? (p.137).

Une croyance que rien n’atteste, est en effet sujette à ce genre de doute. Mais on en revient donc à débattre non pas la désirabilité du théisme, mais sa plausibilité. Cette croyance est-elle mieux attestée que l’athéisme ? À cet égard, j’ai présenté dans les parties précédentes un bon nombre de bonnes raisons de croire que Dieu existe, et réfuté un bon nombre de raisons de croire l’athéisme. Même si l’athée n’est pas ultimement convaincu, il lui faut au moins admettre à ce point que le théisme n’est pas une croyance « que rien n’atteste ». Et donc j’insiste: pour une croyance si bien attestée, le fait qu’elle corresponde à nos désirs n’est pas une raison de la rejeter, mais une raison de se réjouir !

Je conclue ma réponse à ce dernier argument athée offert par André Comte-Sponville, en notant qu’il le décrivait ainsi : « Le désir même que nous avons de Dieu…est l’un des arguments les plus forts contre la croyance en son existence. » (p.139). Si cet argument que j’ai maintenant montré être invalide est effectivement « un des plus forts » contre l’existence de Dieu, alors je pense que le théisme se porte plutôt bien.

>>> Partie 14

« Il n’existe pas, mais réfute Dieu, mais n’existe pas » Le problème du mal – Partie 11 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 10

La quatrième raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme est le célèbre « problème du mal ». Cet argument classique contre l’existence de Dieu procède ainsi : Si Dieu est omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, alors il ne devrait pas y avoir de mal. Mais il y a du mal, donc Dieu (que l’on présuppose avoir les propriétés ci-dessus) n’existe pas.

L’argument est assez simple, mais il faut nous en dire plus. Logiquement, il ne s’ensuit pas directement du fait que Dieu soit omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, qu’il ne devrait pas y avoir de mal. Le partisan de l’argument doit s’appuyer sur quelques présuppositions supplémentaires pour justifier cette inférence, et ce sont ces présuppositions qui doivent être examinées, et en l’occurence peuvent être rejetées de manière cohérente par le croyant. En particulier, pour que l’argument soit valide, l’athée doit présupposer deux choses. Il doit supposer que :

1-Si Dieu est omnipotent, alors il peut obtenir absolument tout ce qu’il veut

et

2-Si Dieu est parfaitement bon, alors il est impossible qu’il veuille que du mal se produise.

La réponse du croyant consiste donc à rejeter l’une ou l’autre de ces présuppositions (ou les deux).

La première est rejetée par les chrétiens dans la tradition dite « arminienne », qui disent que le libre arbitre des hommes est tel que Dieu ne détermine pas l’issue des choix humains. Si un choix libre est ainsi indéterministe, alors il est logiquement impossible pour Dieu, malgré son omnipotence, de déterminer que les hommes restent libres et ne fassent jamais de mal. Cela expliquerait donc de manière cohérente comment le mal existerait malgré l’omnipotence et la toute bonté de Dieu.

Cette réponse est cohérente en soi, mais il se trouve que, pour des raisons indépendantes, je ne suis pas moi même un partisan de cette vue du libre arbitre. Je maintiens au contraire avec les théologiens dans la tradition dite « calviniste », qu’un choix humain libre et responsable peut être déterminé par Dieu dans sa providence, tout en préservant la responsabilité morale des hommes. C’est donc plutôt la seconde présupposition de l’athée que je rejette : j’affirme que bien que Dieu soit parfaitement bon, il est tout à fait possible qu’il permette tout de même que le mal se produise. Cette deuxième réponse explique à nouveau de manière cohérente pourquoi il se produirait du mal sans incriminer Dieu : il suffit que Dieu ait une bonne raison pour le permettre. Alors évidemment, nul ne prétend savoir dans tous les cas quelles sont ces raisons, mais le croyant n’a pas besoin de prouver qu’elles existent ; c’est à l’athée de montrer qu’il est impossible qu’elles existent, et cette charge de la preuve est insurmontable.

Les deux prémisses de l’argument athée sont donc rejetables par le croyant, et l’argument échoue.

Qu’en pense André Comte-Sponville? Il admet assez explicitement que ces deux prémisses sont présupposées par son argument, lorsqu’il nous offre sa formulation par Épicure :

Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? (p.119)

On voit bien que l’argument affirme (sans l’établir) que si Dieu était omnipotent il pourrait nécessairement éliminer le mal, et que si Dieu était bon, il voudrait nécessairement l’éliminer. La réfutation par le croyant consiste donc à répondre: soit « Dieu le veut mais ne le peut pas car le libre arbitre des hommes l’en empêche sans exclure son omnipotence », soit : « Dieu le peut mais ne le veut pas car il a de bonnes raisons sans exclure sa bonté ».

Il incombe à l’athée de montrer pourquoi ces réponses sont impossibles, et comme je vais maintenant le montrer, André Comte-Sponville n’y succède pas. Il commence par critiquer une réponse complètement invalide qu’il attribue à Simone Weil, mais qui est tellement problématique qu’aucun chrétien responsable ne devrait l’utiliser. Il nous la rapporte en ces mots : « Si le monde ne comportait aucun mal, il serait parfait ; mais s’il était parfait, il serait Dieu, et il n’y aurait pas de monde » (p.121). N’importe quoi. S’il n’y avait pas de mal dans le monde, il serait parfait moralement, et Dieu est parfait moralement, mais il ne s’ensuivrait évidemment pas que le monde serait Dieu. Autant dire « la méditerranée est belle, ma femme est belle, donc la méditerranée est ma femme ! » C’est une bourde logique de première classe (parfois appelée « sophisme du milieu non distribué ») , et c’est donc une réponse entièrement invalide au problème du mal. Et pourtant, André Comte-Sponville lui concède un succès partiel ! Il admet (p.122) : « Soit. Cela peut expliquer qu’il y ait du mal dans le monde. Mais fallait-il qu’il y en ait autant ? » Il est bien généreux ! Mais je n’ai pas besoin de ces concessions, et je passe donc sur cette ligne de pensée défectueuse.

Il mentionne ensuite (p.125) une autre réponse, attribuée à Hans Jonas, dans son livre Le Concept de Dieu après Auschwitz, qui apparemment révise le concept de Dieu en rejetant sa toute puissance, à la lumière du mal. Je suis donc évidemment d’accord que c’est inacceptable. C’est une réponse individuellement cohérente, mais elle est entièrement incompatible avec le concept traditionnel (et chrétien !) de Dieu. Elle est donc inutile pour défendre le théisme tel qu’il est visé par l’argument du mal, et par conséquent, lorsque Comte-Sponville la critique, il n’affecte en rien ma réponse au problème du mal.

Il en arrive enfin à traiter la défense du libre arbitre (la première des deux options raisonnables que j’ai listées ci-dessus), et je dois lui tirer mon chapeau, car il va dans la bonne direction, et j’admets qu’il ne s’en sort pas mal du tout. Il explique la défense, et offre cette réponse:

Les croyants répondront que Dieu nous a créés libres, ce qui suppose que nous puissions faire le mal . . . Cela nous renvoie à l’aporie déjà évoquée : sommes-nous alors plus libres que Dieu, qui n’est capable—perfection oblige—que du bien ? » (p.122-123).

Touché ! Il y a en effet ici une difficulté pour le croyant qui utilise la défense du libre arbitre : Dieu est supposé être impeccable (incapable de faire le mal), et pourtant sa liberté et sa responsabilité morale sont préservées : il n’est donc pas logiquement incompatible d’être libre et incapable de faire le mal. C’est un contre-argument intéressant! D’un autre côté, je pense que le chrétien arminien qui utilise la défense du libre arbitre n’est pas entièrement sans réponse (libre à lui de proposer une différence pertinente entre Dieu et l’homme), mais comme la défense du libre arbitre n’est toujours pas ma réponse à moi, je ne vais pas poursuivre ici cette ligne de raisonnement. Comte-Sponville ajoute encore (p.123) qu’il existe du mal naturel (les maladies, les catastrophes naturelles, etc.) pour lequel il est net que le libre arbitre humain n’est pas en cause. Je suis encore d’accord, ce qui veut dire que la réponse du libre arbitre, même si elle a une valeur partielle, ne peut pas être la totalité de la réponse du croyant.

Mais donc, qu’en est-il au final de la réponse la plus importante, la plus satisfaisante, celle que j’offrais moi même, et qui dit que Dieu pourrait avoir des raisons moralement suffisantes de permettre le mal même si nous ne les connaissons pas ? Comte-Sponville ne la mentionne même pas, ou alors c’est qu’il la formule tellement mal que je ne la reconnais pas du tout, lorsqu’il écrit finalement (p.126) :

D’autres, parmi les croyants, se réfugient dans l’incapacité où ils sont de résoudre le problème : le mal, disent-ils, est « un mystère ». Je n’en crois rien. J’y vois plutôt l’une des rares évidences que nous ayons … C’est leur Dieu qui est un mystère, ou qui rend le mal mystérieux. Et, de ce mystère là, qui n’est qu’imaginaire, j’aime autant me passer.

Tout d’abord, non, nous ne disons pas être incapable de « résoudre le problème », mais incapables de « connaître les raisons moralement suffisantes considérées par Dieu pour permettre le mal » ; c’est bien différent, et donc s’il entendait viser ma réponse, sa description en est une caricature. Ensuite, il professe son scepticisme vis-à-vis de la réponse du croyant supposé, en disant : « je n’en crois rien », et du soi-disant « mystère » causé par Dieu, « j’aime autant me passer ». Mais ces confessions de préférences personnelles sont insuffisantes. Doit-on rappeler à Comte-Sponville que c’est maintenant à lui qu’incombe la charge de la preuve ? C’est l’athée qui offre l’argument positif du mal pour réfuter l’existence de Dieu, et c’est donc l’athée qui doit nous prouver ses prémisses, une chose qu’il a pourtant l’air de comprendre, car il dit du problème du mal :

Argument positif ? Oui, en ceci que le mal est un fait, qui ne se contente pas de marquer une faiblesse de la religion … mais qui donne une raison forte d’être athée.

Et oui, ce serait le cas, si ses prémisses étaient justifiées, mais c’est donc à lui de prouver ses affirmations, et non pas juste de nous dire qu’il n’est pas convaincu ; je le répète, c’est à lui de nous convaincre. Hélas, sa profession de scepticisme étant la dernière remarque qu’il nous offre sur la question, son argument du mal reste un échec.

En outre, je note que c’est un échec pour établir l’athéisme, mais j’ajoute que c’est pire que cela, puisque dans sa discussion du mal, André Comte-Sponville nous offre encore une fois des munitions pour établir l’existence de Dieu. On en revient à l’argument moral offert plus tôt dans cette série. Nous avions vu que si Dieu n’existait pas, il n’y aurait pas de valeurs morales objectives (chose qu’André Comte-Sponville affirmait lui même). Mais donc s’il y a réellement du mal, alors il s’agit d’une valeur morale objective, et il s’ensuit logiquement que Dieu existe. Comte-Sponville dit que le mal est un « fait » (p.119). Si c’est un fait, c’est objectif. Et il maintient sa factualité même « pour les athées » (p.120) :

C’est ce qu’on appelle traditionnellement le problème du mal. Mais ce n’est pas un problème que pour les croyants. Pour les athées, le mal est un fait, qu’il faut reconnaître, affronter, surmonter si l’on peut, mais qu’il n’est guère difficile de comprendre.

Au contraire. Si le mal est un « fait », et pas juste une affaire de préférences personnelles, alors il est bien « difficile à comprendre » étant donné l’athéisme : il réfute le subjectivisme moral professé par André Comte-Sponville, et implique l’existence de Dieu. Pourquoi « faut-il » affronter le mal, si les hommes n’ont pas de devoir moral objectif ? Dans sa discussion du problème du mal, Comte-Sponville reconnaît que les animaux ne font rien de mal, lorsqu’il dit (p.124) :

des tigres qui avalent des vers de terre, des insectes qui grignotent d’autres insectes … Je ne leur reproche rien ; ils font leur métier de vivants.

Mais étant donné le relativisme moral athée de Comte-Sponville, l’homme n’est pas créé spécial et à l’image de Dieu, et donc le tueur en série cannibale ne fait pas moins « son métier de vivant » que le tigre ou l’insecte, ce qui me fait dire encore une fois que l’athéisme de Comte-Sponville et son relativisme moral sont incroyables ; mais surtout, ils empêchent le mal d’être pressé par l’athée comme étant un problème objectif contre l’existence de Dieu. Comte-Sponville semble anticiper une critique dans ce style, lorsqu’il écrit (p.187) au sujet de son relativisme moral :

On dira que cela fait un argument de moins contre Dieu (« l’argument du mal »). Pas tout à fait, puisque le mal continue d’exister pour les sujets, et que Dieu est sensé en être un…

Si cette réponse a du sens, j’avoue ne pas la comprendre moi même. Si le mal n’existe pas objectivement, alors il ne constitue plus un problème objectif contre l’existence de Dieu. D’un autre côté, je pense qu’il est possible pour un athée de dire quelque chose comme cela : « le mal n’est pas objectif, mais le chrétien suppose qu’il l’est, alors voyons voir si cette supposition est cohérente pour lui », mais ce n’est pas ce que dit Comte-Sponville, donc la façon dont il présente l’argument du mal me semble bien incohérente avec sa présupposition de relativisme moral.

Pour conclure : le problème du mal, tel qu’il est soutenu par André Comte-Sponville, est un échec pour servir d’argument athée : il présuppose sans le prouver que l’omnipotence de Dieu implique sa capacité à obtenir tout ce qu’il veut, et que sa toute bonté implique l’impossibilité qu’il permette le mal. Ces deux présuppositions rejetables font du problème du mal un échec, et l’existence objective du mal constitue même un argument contre le subjectivisme moral, ce qui établit alors l’existence de Dieu par l’argument moral. La raison numéro quatre offerte par André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’est donc pas un grand succès.

Dans la partie suivante, nous nous tournerons vers sa raison numéro cinq : « la médiocrité de l’homme ».

>>> Partie 12

« Ni vu, ni connu » Allégations de Dieu caché et incompréhensible – Partie 10 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 9

Dans les parties précédentes, nous avons répondu à André Compte-Sponville sur son traitement de trois grands arguments en faveur de l’existence de Dieu (l’argument ontologique, l’argument cosmologique, et l’argument physico-théologique). Cette soi-disant « faiblesse des arguments » constituait la première raison offerte par André Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas. Nous allons dans un instant nous tourner vers les deux raisons suivantes qu’il offre en faveur de l’athéisme : la « faiblesse des expériences », et le problème d’un « Dieu incompréhensible ». Mais avant d’y venir, il est important d’analyser la brève réflexion qu’il ajoute en conclusion de sa raison numéro un, sur la « faiblesse des arguments théistes ». Après avoir (selon lui) réfuté les trois arguments classiques, il demande (p.102) :

Que conclure de tout cela ? Qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, qu’il ne peut y en avoir.

Cette conclusion est doublement invalide ; elle enchaîne deux « non-sequitur ». Tout d’abord, de sa revue des trois seuls arguments ci-dessus, il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait pas de preuve de l’existence de Dieu. Tout au plus, il s’ensuivrait que ces trois arguments soient invalides (et encore, je pense avoir montré dans chaque cas de manière assez limpide, que sa critique de ces arguments échouait). Mais donc bien sûr il pourrait y avoir d’autres arguments que ces trois là (et il y en a, nous avons par exemple remarqué qu’il ne traitait pas la version de Kalaam de l’argument cosmologique). Donc même si ses critiques avaient atteint leur cible, il ne s’ensuivrait pas qu’il n’y ait pas de preuve, et il s’ensuit donc encore moins qu’il « ne peut y en avoir ». Ces deux conclusions de Comte-Sponville sont donc logiquement invalides.

Il suppose ensuite que sa critique du manque de preuves pourrait se retourner contre sa propre position (p.102):

On m’objectionera qu’il n’y a pas de preuve que Dieu n’existe pas. Je le reconnais bien volontiers. La chose, toutefois, est moins embarrassante pour l’athéisme que pour la religion. Non seulement parce que la charge de la preuve, comme on dit, incombe à celui qui affirme…

Oui, la charge de la preuve incombe à celui qui affirme, mais à cet égard, André Comte-Sponville est dans le même bain que le croyant, puisqu’il affirme la proposition « Dieu n’existe pas ». Il était agréablement explicite au début de son livre, dans son affirmation de l’athéisme, pas juste de l’agnosticisme. C’est l’agnosticisme, qui ne requiert pas de justification en disant « je ne sais pas si Dieu existe ». Mais la proposition « Dieu n’existe pas », tout comme son contraire « Dieu existe », vient avec une « charge de la preuve » exactement symétrique. Mais il poursuit :

…mais encore parce qu’on ne peut prouver, dans le meilleur des cas, que ce qui est, non, à l’échelle de l’infini, ce qui n’est pas … Comment prouverait-on une inexistence ? (p.102-103)

Comment prouverait-on une inexistence ? C’est très simple, de deux manières différentes. On peut soit montrer qu’il y a une incohérence dans le concept de la chose en question, soit montrer que là ou il devrait y avoir des preuves de la chose, il ne se trouve pas de preuve. Avec ces deux façons bien naturelles de prouver une inexistence, on peut aisément prouver qu’il n’existe pas d’éléphant dans mon appartement, qu’il n’y a pas de père-noël au pole nord, ou de triangle carré, ou de célibataire marié, ou de plage tropicale au pôle sud. De manière intéressante, j’avais écrit cette réponse avant même de lire sa phrase suivante (p.103):

essayez, par exemple, de prouver que le Père Noël n’existe pas.

Et oui, je viens de le faire : si le Père Noël existait, il devrait y avoir des preuves là ou il n’y en a en fait pas, et donc il n’existe pas.

Ni les vampires, ni les fées, ni les loups-garous… vous n’y parviendrez pas. Ce n’est pas une raison pour y croire.

Mais nul ne dit que l’absence de preuve contre Dieu est « une raison pour y croire ». Au contraire, c’est André Comte-Sponville, qui dit que l’absence de preuve pour Dieu est une raison de croire que Dieu n’existe pas. Et cela, c’est injustifié. On n’a aucune preuve, par exemple, qu’il y ait un nombre impair d’étoiles dans l’univers, mais ce n’est évidemment pas une raison de penser que ce soit faux.

Qu’on n’ait jamais pu prouver leur existence est en revanche une raison forte pour refuser d’y prêter foi

Maintenant, il confond « refuser d’y prêter foi », et « affirmer que ces choses n’existent pas ». S’il ne fait que « refuser de prêter foi » en Dieu, ce n’est pas la démarche de l’athée ; c’est ce que fait l’agnostique, et cela ne justifie pas une réponse « non » à la question « Dieu existe-t-il ? »

Il en va de même, toutes proportions bien gardées (j’accorde que l’enjeu est plus grand, l’improbabilité moindre), de l’existence de Dieu : l’absence de preuve, la concernant, est un argument contre toute religion théiste.

Non. La raison pour laquelle l’absence de preuves pour les vampires, les fées et les loups-garous est une bonne raison de penser qu’ils n’existent pas, est que si ils existaient, on devrait avoir des preuves que l’on n’a pas. Ce n’est pas juste notre échec de prouver leur existence qui invite à croire qu’ils n’existent pas. Mais donc pour revenir à Dieu, si André Comte-Sponville veut utiliser un argument similaire pour conclure à sa non-existence, il faut qu’il nous montre que si Dieu existait, on devrait avoir plus de preuves que ce qu’on a. Pour résumer, cela reviendrait à dire que si Dieu existait, on s’attendrait à trouver plus de preuves que l’existence d’un univers contingent, son apparition à partir du néant, son fin réglage pour permettre la vie, l’existence accessible de valeurs morales objectives, et (selon le chrétien), la possibilité de faire l’expérience immédiate de Dieu en Jésus Christ. Bon courage pour prouver le bien-fondé de cette demande. Mais justement, il en vient à sa raison numéro deux en faveur de l’athéisme : « la faiblesse des expériences ».

Il dit (p.103-104) qu’il ne sent pas Dieu, et que si Dieu existait, il devrait en faire l’expérience :

il serait plus simple, et plus efficace, que Dieu consente à se montrer !

Et il critique le bien-fondé d’offrir (tel que je l’ai fait ci-dessus), des arguments en faveur de l’existence de Dieu, dans la mesure ou Dieu pourrait « se montrer ». Il raisonne :

si Dieu voulait que je croie, ce serait vite fait ! S’il ne le veut pas, à quoi bon s’obstiner ?

Selon le chrétien, Comte-Sponville a raison sur un point : c’est Dieu qui convertit et change les cœurs. Si Dieu l’Esprit Saint n’intervient pas pour changer le cœur de l’athée, ce ne sont pas mes arguments logiques qui vont y changer quoi que ce soit. Mais «  pourquoi s’obstiner » à donner des arguments ? Précisément parce que je ne sais pas ce que Dieu est en train de faire dans le cœur de mon interlocuteur. Un argument sert à retirer les barrières intellectuelles pour que le cerveau donne la permission au cœur de chercher et trouver Dieu.

Je n’ai plus l’âge de jouer à cache-cache ni à « Dieu y es-tu ? » … pourquoi se cache-t-il à ce point ? Pour nous faire la surprise ? Pour s’amuser ? Ce serait jouer avec notre détresse. (p.104-105)

La réponse chrétienne et biblique est que Dieu n’est pas caché. Sa création témoigne du créateur, de telle sorte que nous sommes tous ultimement sans excuse. C’est tout le raisonnement de Romains chapitre 1, qui explique que le problème n’est pas un manque d’indices, mais leur suppression par notre cœur endurci.

Comte-Sponville anticipe ensuite une autre réponse possible :

la réponse la plus fréquente, chez les croyants, c’est que Dieu se cache pour respecter notre liberté, voire pour la rendre possible. S’il se manifestait dans toute sa gloire, nous explique-t-on, nous n’aurions plus le choix de croire ou non en lui. (p.105)

Et là, je me trouve être d’accord avec André Comte-Sponville : ce n’est pas une bonne réponse. Il offre même quelques contrarguments imparables :

somme nous plus libres que Dieu ? Plus libres que les rachetés au ciel ?

ou encore,

Il y a plus de liberté dans la connaissance que dans l’ignorance

Amen ! Mais le problème pour Comte-Sponville, c’est que le chrétien n’accepte pas la prémisse que Dieu nous laisse ignorants. Au delà même de sa révélation générale par la création, il se révèle, parfois bien brutalement ; demandez à Paul de Tarse. J’ajoute personnellement que plusieurs de mes amis ont, tout comme moi, des histoires de conversion où Dieu est intervenu bien explicitement. Comte-Sponville tente enfin d’enfoncer le clou avec une analogie contre l’idée de Dieu le père : « Que penseriez vous d’un père qui se cacherait de ses enfants ? » (p.108). Mais ma réponse demeure : Dieu n’est pas caché, et en plus, bibliquement, tous ne sont pas ses enfants ; on y reviendra plus tard dans cette critique. Tournons-nous maintenant vers sa raison numéro trois en faveur de l’athéisme : l’affirmation que le concept de Dieu est « incompréhensible ».

Croire en Dieu, d’un point de vue théorique, cela revient toujours à vouloir expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas—le monde, la vie, la conscience—par quelque chose que l’on comprend encore moins : Dieu. Comment se satisfaire, intellectuellement, d’une telle démarche ? (p.110).

D’abord, je rejette l’affirmation que l’on comprenne Dieu encore moins que l’univers, la vie, ou la conscience. Mais même si c’était le cas, les expliquer par l’existence de Dieu resterait une démarche tout à fait appropriée. Si le premier homme sur Mars trouve des artéfacts de technologie avancée, il en déduira raisonnablement qu’il y a des martiens, dont il ne saura presque rien. Il comprendra alors encore moins les martiens que leurs outils, mais sa conclusion que les martiens existent sera quand même justifiée. Comte-Sponville s’exclame ensuite :

Sur Dieu, je ne comprends rien—puisqu’il est par définition incompréhensible ! (p.111)

C’est une confusion sur le sens de « incompréhensible ». On ne peut pas tout comprendre sur Dieu, mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse rien comprendre ! Comte-Sponville lance au passage l’allégation que la bible et le coran sont « pleins de niaiseries et de contradictions », mais comme il ne nous offre aucun argument à cet effet, il n’y a rien à réfuter ici. Il continue (p.114) :

Si l’absolu est inconnaissable, qu’est-ce qui nous permet de penser qu’il est Dieu ?

Même erreur. Dieu n’est pas inconnaissable (et donc « l’absolu » n’est pas inconnaissable). Notre savoir de Dieu n’est pas compréhensif, c’est à dire qu’il n’est pas complet, mais Dieu est compréhensible.

André Comte-Sponville passe enfin plusieurs pages (d’environ 115 à 118), à critiquer le fait que le concept de Dieu soit « antropomorphique », c’est à dire qu’il soit partiellement à l’image des hommes. Il n’est pour moi vraiment pas clair de savoir quel problème c’est supposé poser. Certains attributs de Dieu sont aussi des attributs humains, d’autres pas. Certains sont aisément compréhensibles, d’autres pas. Et donc ? Ce n’est certainement pas une raison de ne pas croire en son existence. La raison numéro trois d’André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’a donc pas plus de succès que les deux premières.

Enfin, je conclue en remarquant que les deux raisons qui nous ont été ici offertes, sont au final mutuellement exclusives. La deuxième, si elle est vraie, sape la première. En effet, si le concept de Dieu est complètement incompréhensible, alors il n’est pas raisonnable d’avoir des attentes cohérentes au sujet de ce que Dieu devrait faire ou ne pas faire. Quand André Comte-Sponville s’attend à ce que Dieu lui donne plus de preuves ou plus d’expériences, il présuppose bien que le concept de Dieu ne soit pas complètement incompréhensible. Ses deux arguments athées, déjà faibles individuellement, perdent donc encore en plausibilité, lorsqu’ils sont offerts conjointement.

En conclusion, la « faiblesse des expérience » et le problème du « Dieu incompréhensible » ne sont pas de bonnes raisons de croire que Dieu n’existe pas. Dans la prochaine partie, nous verrons cependant un argument athée beaucoup plus sérieux, le « problème du mal ».

>>> Partie 11

« Détection intelligente d’une conception intelligente » L’argument téléologique – Partie 9 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 8

La troisième et dernière preuve pour l’existence de Dieu qu’André Comte-Sponville critique est celle qu’il appelle « physico-théologique », ou l’argument du « dessein intelligent ». Cet argument, popularisé par William Paley, et modernisé de manière contemporaine par les avocats du « dessein intelligent », consiste à observer dans la nature certains motifs complexes, et à tirer la conclusion que la meilleure explication de ces motifs est une intelligence ordonnatrice qui les aurait conçus, afin d’accomplir un but désiré. Comme un « but » ou une « fin » en grec se disent « télos », cette preuve est aussi appelée « l’argument téléologique ». Le partisan de cet argument téléologique, donc, affirme que certains motifs dans la nature nous permettent de tirer la conclusion qu’ils sont le fruit d’un dessein intentionnel, par un créateur intelligent, plutôt que le fruit uniquement du hasard et des lois naturelles. Pour ce faire de manière justifiée, les partisans du dessein intelligent ont proposé et défendu certains critères qui permettent de reconnaître le dessein, et le distinguer du hasard. Un de ces critères, offerts par William Dembski, s’appelle la « complexité spécifiée », et propose que l’on soit justifié pour reconnaître un dessein intelligent lorsque l’objet ou motif observé possède deux propriétés : 1-il est très improbable, et 2-il correspond à un plan spécial indépendant. Je m’explique.

Si vous entrez dans la cuisine et que vous voyez un sac de nouilles « alphabet » renversé sur la table en vrac, avec les lettres dans un ordre tel que : « D U FP E D CNE I ZD JRO », vous supposerez à juste titre que le sac a été renversé de manière aléatoire, sans que quelqu’un les organise particulièrement sur la table. Mais si au contraire les lettres posées sur la table épelaient une phrase compréhensible en français, comme par exemple « QUAND L APPETIT VA TOUT VA », vous concluriez plutôt, et toujours de manière bien justifiée, qu’une personne intelligente les a organisées comme ça pour accomplir un but, à savoir le but de communiquer cette phrase. Comment le savez-vous ? Le critère de William Dembski nous dit que l’organisation de nos nouilles est : 1-très improbable, et 2-correspond à un plan spécial indépendant (la communication d’une phrase connue) ; elle exhibe donc la « complexité spécifiée », et justifie la conclusion d’un dessein intelligent. Si les nouilles avaient épelé « D U FP E D CNE I ZD JRO », elles auraient été complexes, mais pas spécifiées. Et si elles avaient épelé « JE », elles auraient été spécifiées, mais pas assez complexes pour que l’on puisse justifier la conclusion du dessein intelligent. Mais donc, lorsque notre motif est à la fois complexe et spécifié, nous sommes justifiés pour reconnaître un dessein intelligent.

Le partisan de l’argument téléologique applique alors ce raisonnement à plusieurs motifs dans la nature, qui suggèrent l’existence d’un créateur intelligent à l’origine de l’univers et de la vie. Un des éléments qui se prêtent à cette déduction est l’ADN dans nos cellules. Il fonctionne en alphabet pour coder la synthèse des protéines, et exhibe précisément la complexité spécifiée que l’on vient de définir : ses motifs sont extrêmement improbables (la chaîne de l’ADN est bien plus longue que notre phrase de nouilles alphabet), et ils correspondent à un plan spécial indépendant, le plan de la synthèse des protéines. L’ADN pourrait donc bien justifier la conclusion que la vie est le fruit d’un dessein intelligent, plutôt que d’un processus aléatoire.

Mais de manière à mon sens bien plus convaincante que l’ADN, cette détection d’intelligence créatrice s’applique surtout au dénommé « fin réglage » des conditions initiales de l’univers. La science moderne a découvert qu’un certain nombre des constantes intervenant dans les équations des lois fondamentales de la physique (la constante de gravitation, le quotient des masses de l’électron et du proton, etc.), ainsi qu’un certain nombre de quantités initiales de notre univers (la vitesse d’expansion, le niveau initial d’entropie, etc.) semblent avoir été ajustées avec une précision incommensurable, pour permettre la vie dans l’univers. Si ces constantes ou quantités avaient été ne serait-ce qu’une fraction plus petites ou plus grandes, la vie aurait été impossible où que ce soit dans l’univers. Ce fait remarquable requiert une explication. Est-ce le hasard pur que l’univers permette la vie ? Aucune chance ! Les nombres sont tels qu’un univers ne permettant pas la vie aurait été littéralement des milliards de milliards de fois plus probable. Est-ce du à la nécessité physique ? Probablement pas non plus, car des variations de ces quantités et constantes auraient été compatibles avec nos mêmes lois de la nature ; il n’y a aucune raison de penser que ce fin réglage soit physiquement nécessaire. Mais donc il ne reste qu’une explication alternative plausible : l’univers exhibe un réglage fin pour permettre la vie, parce que…l’univers a été réglé finement dans le but de permettre la vie ! Mais donc cela implique que l’univers a un créateur et designer, qui a finement réglé l’univers avec pour but de permettre l’existence de la vie. C’est l’argument téléologique.

Quelles réponses à cet argument nous sont alors offertes par André Comte-Sponville ? Il dit de cette preuve : « C’est la plus populaire, c’est la plus simple. C’est la plus évidente et la plus discutable » (p.96). Je ne partage pas son opinion sur ces points, mais comme il s’agit juste de ses préférences personnelles assez subjectives, je ne peux pas vraiment les critiquer. En revanche, lorsqu’il passe à l’explication de l’argument, il déforme ses affirmations. Il l’explique en ces termes :

On part de l’observation du monde ; on  constate un ordre, d’une complexité indépassable ; on conclut de là à une intelligence ordonnatrice. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du « dessein intelligent ». Le monde serait trop ordonné, trop complexe, trop beau, trop harmonieux pour que ce puisse être le fait du hasard ; une telle réussite supposerait, à son origine, une intelligence créatrice et ordonnatrice, qui ne peut être que Dieu.

Non. Il y a au moins deux erreurs dans sa présentation de l’argument. Premièrement, ce n’est pas juste une complexité, qui justifie la conclusion du dessein intelligent ; c’est une complexité spécifiée ; une complexité avec un but, correspondant à un motif indépendant. Toute montagne dans la nature exhibe un motif de roches très complexe, sans pour autant justifier la conclusion du dessein intelligent. En revanche, le Mont Rushmore, qui exhibe (de manière tout aussi complexe) les têtes de 4 présidents des Etats-Unis, nous permet de conclure qu’il est le fruit du dessein intelligent, car il correspond à un motif indépendant, à savoir le portrait de ces présidents. De même, le fait que la combinaison des constantes et quantités initiales de l’univers soit extrêmement improbable ne justifie pas en soi la conclusion du dessein ; mais le fait que cette combinaison tombe précisément dans une fenêtre minuscule permettant la vie dans l’univers nous permet de conclure à un dessein par le créateur de l’univers. Et deuxièmement, nul ne dit qu’un dessein intelligent par Dieu soit la seule explication possible. Nous disons seulement que c’est de loin la meilleure. C’est une inférence à la meilleure explication, et il me semble bien qu’elle soit justifiée.

André Comte-Sponville offre alors une autre objection, celle des « imperfections » en critiquant la formulation de l’argument par William Paley. Paley avait proposé la célèbre « analogie de l’horloge », en disant que s’il se promenait dans la lande et trébuchait sur une horloge trainant dans la nature, la meilleure explication de l’horloge avec ses mécanismes complexes pour donner l’heure serait un designer intelligent. Comte-Sponville critique alors cette analogie, en disant (p.98):

elle fait peut de cas, j’y reviendra, des désordres, des horreurs, des dysfonctionnements, qui sont innombrables. Une tumeur cancéreuse est aussi une espèce de minuterie (comme dans une bombe à retardement) ; un tremblement de terre, si l’on veut tirer la métaphore horlogère, fait comme une sonnerie ou un vibreur planétaire. En quoi cela prouve-t-il que tumeurs ou cataclysmes relèvent d’un dessein intelligent et bienveillant ?

L’objection est mal conçue. Personne ne dit pouvoir prouver par l’argument téléologique que le créateur intelligent est aussi omniscient et  bienveillant. Ce n’est pas le fardeau de cet argument, et Comte-Sponville nous doit donc toujours une réponse pour préserver la cohérence de son athéisme face à l’argument du dessein intelligent, car même un dessein imparfait reste un dessein intelligent, et même un dessein malveillant reste un dessein intelligent. Une Lada est le fruit du dessein même si ce n’est pas une BMW. Et un étau de torture est le fruit du dessein même si ce n’est pas une table de massage. Le problème du mal mérite effectivement une réponse par le philosophe théiste, et j’y viendrai plus tard dans cette critique, mais pour le moment, le souci des imperfections ou du mal est complètement impertinent pour le théoricien du dessein intelligent qui appuie l’argument téléologique.

André Comte-Sponville tente ensuite de nier le dessein intelligent en disant que la science moderne a dépassé « un modèle mécanique ». Je ne vois pas bien pourquoi un « modèle mécanique » serait au cœur de l’argument téléologique, et je soupçonne que Comte-Sponville dise ceci à cause de sa focalisation exagérée sur l’analogie de l’horloge : une horloge est mécanique, le croyant dit que l’univers est un peu comme l’horloge, alors l’univers doit être mécanique ? Ce n’est clairement pas une affirmation de mon argument ; néanmoins, il affirme (p.98): « La nature, telle que nos scientifiques la décrivent, relève plutôt de la dynamique (l’être est énergie) ». Voilà encore une phrase bien obscure. L’être a de l’énergie, mais il n’est pas énergie. Et l’énergie est bien sûr incluse dans un modèle mécanique : énergie cinétique, énergie potentielle de pesanteur, énergie potentielle élastique sont toutes au centre de l’étude des systèmes mécaniques. Il poursuit en ajoutant que la nature relève « de l’indéterminisme (la nature joue aux dés ; c’est en quoi elle n’est pas Dieu) ». Encore une fois, l’affirmation est impertinente vis-à-vis de l’argument, mais j’ajoute que non, la mécanique quantique n’est pas nécessairement indéterministe. Ses équations admettent une bonne dizaine d’interprétations possibles, certaines étant entièrement déterministes, et elles sont empiriquement équivalentes. Et dans tous les cas, personne ne dit que la nature est Dieu ; seulement qu’elle est créée par Dieu. Enfin, même si la nature s’avérait indéterministe, ça n’exclurait pas la providence de Dieu, donc c’est une fausse piste complète. Il conclut son objection avec « l’entropie générale (que dirait-on d’une horloge qui tendrait vers un désordre maximal ?) ». Ma réponse consiste simplement à répéter sa question : et oui, « qu’en dirait-on ? » Qu’elle n’est pas le fruit de dessein ? évidemment pas. Une horloge qui tend vers le désordre reste un dessein intelligent. L’argument téléologique reste encore intouché.

André Comte-Sponville propose ensuite d’expliquer la complexité de la vie par la théorie darwiniste de l’évolution : « l’évolution des espèces et la sélection naturelle remplacent avantageusement—par une hypothèse plus simple—le plan providentiel d’un mystérieux créateur » (p.98-99)

En premier lieu, cette réponse est évidemment inepte contre le fin réglage des conditions initiales de l’univers. Mais malheureusement, même en biologie, l’argument téléologique se porte principalement sur le contenu de la cellule, et la structure de l’ADN. Or le darwinisme présuppose entièrement l’existence préalable de la cellule complète. Le darwinisme n’explique en rien le dessein dans la cellule, il tente uniquement d’expliquer comment on pourrait passer d’une espèce (toute faite) à une autre. Mais l’origine des espèces n’est pas « l’origine de la vie ».

Alors oui, il se trouve que je suis moi même sceptique au sujet de l’hypothèse que le processus darwinien purement naturaliste soit une bonne explication pour l’apparition des espèces (et de l’homme en particulier). En effet, je pense que même avec 4 milliards d’années sur la terre, il y aurait trop peu de temps pour que ce mécanisme génère toute la complexité biologique d’un être humain (Il y a une bonne dizaine d’étapes dans l’évolution supposée de l’homme qui sont chacune si improbable qu’il aurait fallu des milliards et des milliards d’années avant qu’elles ne se produisent par chance et sélection naturelle). Mais oubliez mon scepticisme : pour le sujet qui nous anime ici, je peux entièrement concéder la bataille de l’évolution au darwiniste, et l’argument téléologique touchera toujours au but ! Comte-Sponville pense que « Si le hasard (des mutations) créé de l’ordre (par la sélection naturelle), on n’a plus besoin d’un Dieu pour expliquer l’apparition de l’homme. La nature y suffit » (p.99). Mais c’est totalement faux. Même si le processus darwiniste était capable de générer de l’ordre par la sélection naturelle, il ne toucherait en rien au problème de l’apparition de la vie, ou, comme je l’ai dit, à l’argument téléologique principal, portant sur le fin réglage de l’univers.

André Comte-Sponville se lance alors dans une critique des agissements des partisans de l’argument du dessein intelligent, en disant (p.99) :

On comprend que les partisans du « dessein intelligent » s’en prennent si souvent au darwinisme

oui, ils « s’en prennent » au darwinisme ; avec des arguments ! Comte-Sponville ne nous dit pas exactement pourquoi ce serait problématique. Il continue :

… jusqu’à prétendre parfois—au nom de la Bible !—en interdire l’enseignement ou le mettre au niveau de la genèse.

J’ai bien peur que ça ne soit de la fiction. J’invite André Comte-Sponville à citer un seul théoricien du dessein intelligent (un seul!) qui suggère l’interdiction d’enseigner le darwinisme ! William Dembski, John Lennox, Michael Behe, Michal Denton, Stephen Meyer, David Berlinski, aucun des champions du dessein intelligent ne suggèrerait une telle chose : bien au contraire, il comprennent bien que l’on ne peut pas réfuter un thèse sans d’abord l’enseigner et l’expliquer ! Et non, la Bible n’entre même pas dans cette conversation, les partisans du dessein intelligent ne sont même pas tous croyants (Berlinski est agnostique). Ces critiques sont donc des fausses-pistes, et les actions ou le caractère des partisans d’un argument sont complètement impertinents vis-à-vis des mérites de l’argument (le nier, c’est commettre le sophisme appelé « argumentum ad-hominem » : attaquer la personne plutôt que son argument).

André Comte-Sponville conclut enfin sa critique de l’argument avec une dernière remarque assez inattendue :

Le jour où le soleil va s’éteindre, dans 5 milliards d’années, la preuve physico-théologique aura perdu, selon toute vraisemblance, la plupart de ses partisans, ou bien c’est qu’ils seront au paradis. Cette alternative, qui reste ouverte, dit assez que cette « preuve » n’en est pas une. (p.99)

Ai-je besoin d’expliquer au lecteur que cette objection manque sa cible ? En quoi cette réflexion étrange touche-t-elle de près ou de loin aux mérites de l’argument ? Évidemment que le jour où le soleil s’éteint (si on suppose que l’univers se déroule jusque là), et que la vie terrestre s’arrête, alors il n’y aura plus d’humains sur terre pour défendre l’argument téléologique (ni d’humains pour en être sceptique !) mais quel rapport avec le fait que la « preuve » physico-théologique en soit une ou pas ? Aucun.

Arrows hitting the center of target - success business conceptEn conclusion, la première raison offerte par André Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas, était la « faiblesse des arguments théistes ». Nous avons vu en réponse que l’absence de preuve ne serait pas même une preuve d’absence, mais que de toutes façons, il y a bel et bien de solides arguments en faveur de l’existence de Dieu : certains restés intouchés par Comte-Sponville, et puis les trois qu’il évalue (la preuve ontologique, la preuve cosmologique par la contingence, et la preuve physico-théologique) survivent tous à ses critiques que j’ai montrées être invalides. Jusqu’ici, le théisme se porte donc plutôt bien.

Dans la prochaine partie, nous nous tournerons vers les raisons 2 et 3 offertes par Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas : la supposée « faiblesse des expériences », et la supposée « incompréhensibilité de Dieu ».

>>> Partie 10

Alvin Plantinga : par où commencer?

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Alvin Plantinga

Si vous lisez régulièrement le blog de l’association axiome, vous verrez que le nom d’Alvin Plantinga revient assez souvent. C’est un philosophe chrétien évangélique prolifique, souvent reconnu comme étant un des plus grands philosophes analytiques contemporains, et il est grandement responsable pour la véritable renaissance de la philosophie chrétienne qui s’est produite dans les départements de philosophie des universités anglo-saxonnes ces 50 dernières années.

Il écrit sur des sujets cruciaux, argumente avec une rigueur à l’épreuve des balles, et en plus trouve le moyen d’avoir un sens de l’humour très fin, de telle sorte que certaines de ses phrases sont tout bonnement hilarantes, tout en argumentant de manière très sérieuse. En bref, c’est un régal de le lire, quelque soit le sujet.

Evidemment, pour le lire en français, il faut se lever de bonne heure; mais si vous lisez correctement l’anglais et que vous voulez vous lancer dans des lectures du grand maître de la philosophie analytique chrétienne, voici un petit guide de lecture.

Quel livre lire en premier? Cela dépend de vos centres d’intérêt. Quel sujet vous intéresse-t-il? Voici certains de ses chefs d’oeuvre que vous trouverez intéressants:

warranted-Si vous êtes intéressés par la notion du savoir, de la connaissance, et de la rationalité de toute croyance, et plus particulièrement de la croyance en Dieu, alors Plantinga est l’expert. Cette discipline qui s’intéresse au savoir, s’appelle l’épistémologie. Contrairement aux théories prévalantes au siècle des lumières, Plantinga affirme et défend la thèse que le savoir ne requiert pas nécessairement un argument ou une preuve. Il montre qu’il y a toutes sortes de choses que l’on sait, et pourtant sans argument: ce sont des croyances “proprement basiques”. Plantinga offre alors un modèle pour évaluer si l’on peut savoir que Dieu existe, sans argument: il offre un modèle de ce qu’il appelle le “Warrant”, qui est cet ingrédient supplémentaire à la croyance, pour que cette croyance devienne une instance de savoir, et montre ensuite que selon ce modèle un croyant pourrait tout à fait être justifié, rationnel, “warranted”, dans son savoir que Dieu existe, même sans argument. (Et il ne dit pas que nous n’avons pas de bon argument pour l’existence de Dieu, il dit simplement que même si on n’en n’avait pas, cela ne serait pas suffisant pour rendre le théisme irrationnel).

Pour ces sujets, il faut lire son tome classique “Warranted Christian Belief”, qui est en fait le volume 3 de sa trilogie sur le Warrant. Récemment, il vient de publier une version plus courte et plus accessible, appelée “Knowledge and Christian Belief”, que je conseille donc très fortement.

nature-necessity-Si vous êtes intéressés par la question du problème du mal, et du libre arbitre, Plantinga est l’artisan de la soi-disante “défense du libre arbitre”. Il écrit  beaucoup sur ce sujet, impliquant des notions de “logique modale”, et son classique académique en la matière est “The Nature of Necessity”. Il est assez opaque, mais je le conseille fortement, le jeu en vaut la chandelle. Si vous n’avez pas encore lu ce genre de traité difficile de philosophie analytique, vous pouvez préférer son volume un peu allégé et plus accessible, appelé “God, Freedom and Evil”. Après avoir discuté les concepts de logique modale nécessaires, Plantinga les applique à la fois au problème du mal, et au célèbre “argument ontologique” pour l’existence de Dieu. Il a redonné un souffle intéressant à cet argument classique.

conflict-Si vous êtes intéressé par la relation entre la science et la foi, l’évolution et la création, Plantinga a offert encore un argument original et classique, qui consiste à dire que le naturalisme et l’évolution ne sont pas affirmable rationnellement: l’un et l’autre ne vont pas ensemble. Plantinga affirme que si Dieu n’existe pas, et que l’évolution est vraie, alors nos facultés cognitives sont le résultat de mutations génétiques aléatoires et de la sélection naturelle, dans le but non pas de découvrir la vérité, mais de survivre et de se reproduire. Si c’est le cas, Plantinga affirme, alors nos facultés cognitives ne sont pas fiables pour accéder à la vérité, puisque ce n’est pas leur fonction. Mais alors si on ne peut pas faire confiance à nos facultés cognitives, on ne peut pas faire confiance à toutes les croyances qu’elles nous procurent: cela inclut le naturalisme et l’évolution. Un argument fascinant.

Pour ce genre de sujet, lire son tome “Where the Conflict Really Lies”, ou bien de manière plus compacte, une critique en ligne de Richard Dawkins’ (cliquez ici), dans laquelle il défend le même argument, le “evolutionary argument against naturalism”.

Les livres ci-dessus sont tous des chefs d’oeuvres qui valent la peine, mais je répète en conclusion que tout ce que touche Plantinga est en général de haute qualité, et il est difficile de se tromper. Alors si vous lisez l’anglais, que vous aimez résoudre des puzzles logiques au sujet de la défense de la foi chrétienne et que vous voulez apprendre un peu de philosophie analytique pour répondre à ce genre de questions, lancez-vous et attrapez un volume d’Alvin Plantinga, vous ne le regretterez pas.

« Poésie athée contre logique théiste » L’argument cosmologique – Partie 8 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 7

Le deuxième argument en faveur de l’existence de Dieu qui est critiqué par André Comte-Sponville est la preuve cosmologique, « par la contingence du monde » (p.90). Cet argument, développé par Gottfried Leibniz, commence par poser la question: « Pourquoi existe-t-il un univers, plutôt que rien du tout? » L’argument se base sur le principe que « tout ce qui existe doit avoir une raison de son existence (soit par une nécessité de sa propre nature, soit par une cause externe) ». Cette thèse est appelée le « principe de la raison suffisante », et semble en effet bien plausible : si une chose existe mais aurait pu ne pas exister (c’est à dire qu’elle existe de manière contingente), alors il doit y avoir une raison suffisante pour expliquer pourquoi elle existe plutôt que le contraire.

L’argument constate ensuite que l’univers est contingent : il aurait pu ne pas exister. Il aurait été cohérent que rien n’existe du tout, et il n’y a donc aucune raison de penser que l’univers physique que nous observons soit nécessaire, c’est à dire qu’il soit impossible qu’il n’existe pas. Une autre raison de penser que l’univers est contingent provient du fait que l’univers ait eu un commencement. S’il n’est pas éternel dans le passé, s’il a commencé à exister, il était clairement possible qu’il n’existât pas. Je note au passage que techniquement, il existe deux preuves indépendantes et importantes dites « cosmologiques » : celle qu’André Comte-Sponville critique ici, par la contingence du monde (défendue par Leibniz), et une autre distincte, par le commencement du monde, défendue de manière contemporaine par William Lane Craig. Cette dernière s’appelle la preuve cosmologique « de Kalaam », et Comte-Sponville ne semble pas la connaître, ou du moins ne la mentionne pas. C’est un trou important dans sa défense, car il s’agit d’un autre argument théiste puissant auquel il ne répond pas, mais comme il traite au moins de la version Leibnizienne, voyons ce qu’il a à dire au sujet de celle-ci, et je ne m’attarderai pas trop sur la version de Kalaam.

L’univers, Leibniz remarquait, est donc contingent. Mais alors si le principe de raison suffisante est vrai, il s’ensuit logiquement que l’univers doit avoir une explication de son existence, dans une cause extérieure. Quel type de cause ? Puisque l’univers est la totalité du monde spatio-temporel, sa cause doit être transcendante, immatérielle, non-spatiale, atemporelle, incroyablement puissante, et ayant créé l’univers. Cet argument établit ainsi l’existence d’un être avec un bon nombre des propriétés de Dieu, et dont l’existence ne peut pas être admise par un athée cohérent. C’est donc un argument théiste assez puissant.

Qu’en dit alors André Comte-Sponville ? Il commence par reconnaître sa force, en admettant :

Des trois « preuves » classiques de l’existence de Dieu, c’est la seule qui me paraisse forte, la seule qui, parfois, me fasse hésiter ou vaciller. Pourquoi ? Parce que la contingence est un abîme, où la raison se perd. Un vertige, toutefois, ne fait pas une preuve (p.91).

Pour ceux qui trouveraient cette réponse déroutante, revoyons l’action au ralenti : « La contingence est un abîme où la raison se perd ». C’est une bien belle métaphore poétique, mais une piètre réponse à un argument logique. Je concède bien qu’un « vertige » ne fasse pas une preuve, mais l’argument cosmologique n’est pas un « vertige », c’est un argument déductif logiquement valide, avec deux prémisses vraies et plausibles. Il me semble bien que cela fasse une preuve. André Comte-Sponville continue avec la poésie, et s’en prend à la raison :

Pourquoi la raison – notre raison – ne se perdrait-elle pas dans l’univers, s’il est trop grand pour elle, trop profond, trop complexe, trop obscur ou trop lumineux ?

Encore une fois, la poésie est charmante, mais inadéquate pour répondre à un argument logique. L’univers physique est-il contingent, oui ou non ? Il n’y a aucun rapport entre sa contingence et sa taille, ou sa profondeur, sa complexité, son obscurité ou sa luminosité. Imaginez si les rôles étaient inversés : si le penseur chrétien (moi, en l’occurrence), devant les arguments athées, commençait à attaquer la raison, en disant poétiquement que la raison se promène dans le grand univers et se perd dedans… On n’entendrait plus que cela : « les croyants sont irrationnels, les athées ont la raison dans leur camp, etc. » Je ne vois pas pourquoi l’attaque de la raison serait plus respectable quand elle vient de la plume d’un athée faisant face à un argument logique en faveur de l’existence de Dieu.

Comte-Sponville poursuit sa critique de la raison en l’emmenant ensuite dans une direction plus intéressante, lorsqu’il demande :

Qu’est-ce qui nous prouve, même, que notre raison ne déraisonne pas ?

D’un côté, cette question est évidemment impertinente dans le contexte de notre argument, puisque l’on pourrait dire exactement la même chose de n’importe quel argument : tout argument présuppose que notre raison fonctionne correctement pour évaluer l’argument. Mais Comte-Sponville ajoute au sujet de notre raison que

Seul un Dieu pourrait la garantir et c’est ce qui interdit à notre raison d’en prouver l’existence de Dieu, qui garantit la véracité de notre raison.

Intéressant ! Cette tentative est révélatrice, car je suis en fait d’accord avec lui, que seul Dieu garantit la fiabilité de nos facultés cognitives. En effet, si Dieu existe, lorsqu’il créé l’homme, il le façonne avec des capacités intellectuelles qui, lorsqu’elles fonctionnent proprement, sont destinées à accéder et croire la vérité. Si Dieu n’existe pas, en revanche, nos cerveaux ont alors été façonnés par le processus darwinien de mutations aléatoires et sélection naturelle, dans le but non pas de produire des connaissances véritables, mais d’assurer notre survie et notre reproduction. Et tant qu’une croyance assure notre survie, la sélection naturelle se moque bien de savoir si cette croyance est vraie. C’est donc une raison de douter de la fiabilité de nos capacités intellectuelles si Dieu n’existe pas. N’est-il pas remarquable que Comte-Sponville l’affirme ici ? Présupposer la fiabilité de notre raison, c’est présupposer l’existence de Dieu. Mais donc comme notre argument cosmologique présuppose la fiabilité de notre raison, Comte-Sponville nous accuse de présupposer l’existence de Dieu ! Ma réponse sera simple : oui, je présuppose évidemment que notre raison est fiable en offrant mon argument, mais la fiabilité de notre raison ne devrait pas être une prémisse disputable. C’est une prémisse qu’André Comte-Sponville concède lui même ouvertement dès lors qu’il s’engage en débat avec le croyant, dans la mesure ou c’est évidemment une présupposition de tout argument logique. La fiabilité de notre raison est donc une présupposition d’André Comte-Sponville lui-même, lorsqu’il engage les arguments théistes en écrivant un livre de philosophie ! Si la raison humaine n’est pas fiable, pourquoi raisonner avec le lecteur de L’esprit de l’athéisme ? Clairement, il présuppose que la raison humaine est fiable, et donc s’il ajoute maintenant que seul Dieu peut le garantir, il ne nous offre pas une raison de douter de l’argument cosmologique ou de la fiabilité de notre raison ; ce qu’il nous offre, c’est une raison supplémentaire de croire que Dieu existe. À la bonne heure.

Il reprend ensuite sa critique poétique de l’argument cosmologique :

Que notre raison, devant l’abîme de la contingence, perde pied, ou soit saisie de vertige, cela explique que nous cherchions un fond, pour cet abîme ; cela ne saurait prouver qu’il en a un (p.92).

Mais personne ici ne « perd pied » ou n’est « saisi de vertige ». Je n’arrive toujours pas à savoir s’il admet que l’univers soit contingent. Il en a l’air, mais il est tellement vague que je ne suis pas sûr. Ensuite il a l’air de rejeter le principe de raison suffisante pourtant si plausible :

Le nerf de la preuve cosmologique, c’est le principe de raison suffisante, qui veut que tout fait ait une raison d’être, qui l’explique.

Entre parenthèse, je pense que cette formulation du principe est bien trop ambitieuse, je dirais plutôt simplement que toute chose qui existe a une raison de son existence, c’est plus modeste.

Il poursuit:

Pourquoi le monde ? Parce que Dieu. C’est l’ordre des causes. Pourquoi Dieu ? Parce que le monde. C’est l’ordre des raisons. Mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il y ait un ordre et que la raison ait raison ?

Soit cette phrase n’a aucun sens, soit elle admet une réponse triviale. Par définition, ce qu’il appelle ici « la raison » a raison ; si elle n’avait pas raison ce ne serait pas « la raison ». Il demande encore :

Pourquoi n’y aurait-il pas de l’absolument inexplicable ? Pourquoi la contingence n’aurait-elle pas le dernier mot, ou le dernier silence ?

Et revoilà la poésie. Que veut dire pour la contingence d’avoir « le dernier mot ou le dernier silence » ? j’avoue ne pas savoir. Il ajoute :

ce serait absurde ? Et alors ? Pourquoi la vérité ne le serait-elle pas ?

Ma réponse : parce que c’est la définition de la vérité même, qui nécessite qu’elle ne soit pas absurde. La loi de non-contradiction dit que si deux propositions se contredisent, affirmer les deux est absurde, c’est incohérent, c’est faux, car elles ne peuvent pas être vraies toutes deux en même temps. Et si André Comte-Sponville rejette maintenant les lois de la logique, je répète qu’il est futile d’écrire un livre de philosophie analytique rempli d’arguments logiques tel que L’esprit de l’athéisme.

Mais il corrige ensuite son langage trop fort pour reprendre sa concession d’absurde. Il fait une brève marche arrière et reformule :

D’ailleurs, ce serait moins absurde que mystérieux, et la vérité, pour tout esprit fini, l’est assurément (p.92).

Donc, pour résumer, il semble admettre que l’univers soit contingent, il rejette le principe de raison suffisante (sans aucune raison si ce n’est son souhait de nier l’existence de Dieu), dit que c’est mystérieux, et admet tacitement que si le principe de raison suffisante était vrai, il devrait exister un être nécessaire. Ce sont certes de fortes concessions devant l’argument cosmologique, mais il critique ensuite la valeur théologique de cette conclusion :

Au demeurant, quand bien même on donnerait raison à Leibniz, et au principe de raison, cela prouverait seulement l’existence d’un être nécessaire. Mais qu’est-ce qui nous prouve que cet être soit Dieu, je veux dire un Esprit, un sujet, une Personne (ou trois) ?

Encore une fois, j’admets bien que l’argument ne prouve pas la doctrine de la trinité, mais il nous donne plus que la nécessité de cet être : cet être est la cause extérieure de l’univers, qui doit donc être (comme je l’expliquais ci-dessus) nécessaire, atemporelle, éternelle, extrêmement puissante, et j’ajoute maintenant en réponse à Comte-Sponville que oui, elle doit aussi être « personnelle ». Pourquoi ? Parce qu’elle est immatérielle, et qu’il n’y a que deux sortes de candidats possibles dans l’ensemble des choses immatérielles : cela pourrait être soit une âme personnelle, soit un objet abstrait (tel que les nombres, les ensembles, les propositions, etc…) Mais les objets abstraits ne peuvent rien causer, or cet être est supposé être la cause de l’univers, ce qui par élimination nous donne un être personnel, immatériel, créateur de l’univers. Qu’on le nomme « Dieu » ou pas, aucun athée ne peut admettre une telle conclusion et garder sérieusement le nom d’athée.

André Comte-Sponville s’en prend alors au concept même de contingence, et démontre malheureusement une incompréhension de la logique modale, à savoir la logique du possible et de l’impossible, du nécessaire et du contingent (qui est évidemment employée par l’argument cosmologique par la contingence du monde). Il annonce :

Le monde aurait pu ne pas être ? Certes, mais pour l’imaginaire seulement et tant qu’il n’était pas (c’est ce qu’indique cet irréel du passé : aurait pu) point en lui-même et tant qu’il est.

Évidemment. Si c’est une objection, elle est confuse. Lorsque l’on annonce que l’univers aurait pu ne pas être, on entend bien que si ça avait été le cas, alors il n’aurait pas été tel qu’il est en vrai. Il n’y a aucune objection ici ; l’univers existe, vraiment, et il aurait pu, contrairement à ce qui est vrai dans le monde présent, ne pas exister : en bref, il est contingent.

Au présent, le réel ne connaît que l’indicatif, ou plutôt l’indicatif présent est le seul temps du réel, qui le voue à la nécessité

Non, pas du tout. Le réel peut être réel et nécessaire, réel et contingent, mais en aucun cas la simple réalité n’implique la nécessité, et qu’un philosophe professionnel se prenne les pieds dans le tapis au sujet de ces concepts philosophiques fondamentaux est assez surprenant.

Parce que tout serait écrit à l’avance ? Nullement. Mais parce que tout est, et ne saurait (au présent) être autre chose. Le principe d’identité y suffit : ce qui est ne peut pas ne pas être, puisqu’il est. C’est le vrai principe de raison, et le seul peut-être.

C’est encore confus. Lorsque l’on cherche à savoir si une chose vraie est contingente, on évalue si elle aurait pu être différente dans un autre monde possible, mais la possibilité alternative envisagée ne maintient évidemment pas en place l’état d’affaire réel, elle suppose une altération qui aurait expliqué une différence, et on considère alors la cohérence de ce scénario alternatif; pas sa compatibilité en tous points avec notre monde réel !

Le possible ? C’est du réel ou ce n’est pas. La contingence n’est que l’ombre portée du Néant ou de l’imaginaire – ce qui ne fut pas, ce qui aurait pu être – dans l’immense clairière du devenir ou de l’être (ce qui fut, ce qui est, ce qui sera).

Et revoilà la poésie. Je confesse ne pas pouvoir analyser ses affirmations sur les ombres portées dans des clairières. Enfin, André Comte-Sponville revient à une critique traditionnelle (et un peu plus sérieuse) de l’argument, lorsqu’il objecte (p.95):

C’est la grande question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » La question va au-delà de Dieu, puisqu’elle l’inclut. Pourquoi Dieu plutôt que rien ?

Mais la réponse est triviale : pourquoi le principe de raison suffisante ne requiert-il pas que Dieu ait une cause ? Parce que Dieu, par définition, existe par une nécessité de sa nature ; c’est un être nécessaire, chose que l’on ne peut pas affirmer au sujet de l’univers qui est contingent. Il anticipe cette réponse, et rétorque :

Penser l’être comme nécessaire, ce n’est pas davantage l’expliquer ; c’est constater qu’il ne s’explique que par lui même … , ce qui le rend, pour nous et à jamais, inexplicable.

Ce n’est pas tout à fait juste ; Dieu a une explication : son existence est expliquée par la nécessité de sa nature. Cela dit, j’admets bien qu’il y a dans l’existence nécessaire de Dieu un brin de mystère et d’émerveillement, mais au moins le concept reste cohérent ; alors que dans la vue athée, on a une contradiction entre le principe de raison suffisante et un univers contingent qui existerait sans explication, ce qui serait incohérent. C’est ce qui fait que l’argument cosmologique est un bon argument, et je pense avoir établi ici que sa critique par André Comte-Sponville est un échec. L’univers est contingent, il a même eu un commencement, deux propriétés qui requièrent l’existence d’une cause, un être transcendant, créateur de l’univers, immatériel, atemporel, nécessaire, et très puissant, que les chrétiens appellent Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Dans la partie suivante, nous passerons en revue le dernier argument théiste discuté par André Comte-Sponville : la preuve physico-théologique, ou argument du dessein intelligent.

>>> Partie 9

« Drôle de preuve » L’argument ontologique – Partie 7 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 6

La première des six raisons offertes par André Comte-Sponville pour soutenir l’athéisme est « la faiblesse des arguments théistes ». Je remarquais dans la partie précédente que logiquement, même si les arguments théistes échouaient, cela ne montrerait pas que Dieu n’existe pas, car l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence. Mais tournons nous quand même vers les arguments théistes en question, pour apprécier qu’il existe au contraire de bonnes raisons de croire en Dieu, et pour voir comment André Comte-Sponville tente d’éviter logiquement leurs conclusions théistes. Traitons les dans le même ordre que lui. Il commence ainsi (p.87) : « la première est la plus déroutante ». Il s’agit de la « preuve ontologique » (l’ontologie est l’étude de la nature de « l’être »). Je note en passant que j’utilise les mots « preuve » et « argument » de manière interchangeable, sans y voir de différence de sens : dans notre contexte, une preuve (ou un argument) est une suite de considérations logiques tentant d’établir une conclusion justifiée (dans notre cas, l’existence de Dieu). L’argument ontologique, donc, est en effet intriguant. Il s’agit d’un argument très ancien, initialement offert par Anselme, qui commence par considérer le concept même de Dieu. Dieu, par définition, est supposé être un être maximalement excellent, c’est à dire un être dont on ne puisse pas concevoir qu’il en existe un plus excellent. A partir de cette définition, Anselme dit alors que si un être excellent n’existait que dans nos idées, ce serait moins excellent que d’exister en vrai. Un tel être qui aurait toutes les perfections que l’on imagine et qui en plus existerait vraiment, serait plus excellent que celui qu’on ne fait qu’imaginer. Et donc, Anselme conclut, si l’être maximalement excellent que l’on imagine dans nos têtes est bien maximalement excellent, il s’ensuit logiquement qu’il n’existe pas que dans nos têtes, mais existe en vrai. Et donc il conclut qu’un être maximalement excellent existe en vrai ! … -Pardon ?! C’est allé un peu vite, dira-t-on sans doute. J’ai tendance à être d’accord avec André Comte-Sponville quand il dit que l’argument ontologique est une « preuve étonnante, fascinante, agaçante » (p.89). C’est un argument purement conceptuel, qui ne se base pas sur une observation dans le monde, mais juste sur le concept de Dieu, et sur la logique. C’est selon moi un puzzle amusant, souvent difficile à résoudre pour l’athée, mais comme il est un peu bizarre, son poids est assez limité dans un débat entre croyants et athées, et ce n’est de loin pas l’argument que j’utiliserais en premier. Comte-Sponville dit que c’est une « drôle de preuve, qui ne convainc…que les convaincus ! » (p.89). C’est bien possible, et donc comme je le disais, cet argument n’est pas mon favori, mais il reste un puzzle logique intéressant à résoudre pour le philosophe athée, et il se trouve que la critique de Comte-Sponville au sujet de cet argument est invalide. Alors permettez moi de défendre l’argument, ne serait-ce que pour souligner l’échec de Comte-Sponville. Pour cela, je vais offrir la formulation un peu plus rigoureuse de l’argument, défendue de manière contemporaine par Alvin Plantinga, qui procède ainsi :

(1) Il est possible qu’un être maximalement excellent existe

(2) S’il est possible qu’un être maximalement excellent existe, alors il existe dans un monde possible (c’est ce que signifie « être possible »)

(3) Si un être maximalement excellent existe dans un monde possible, alors il existe dans tous les mondes possibles (car il est plus excellent d’exister nécessairement que d’exister de manière contingente)

(4) Si un être maximalement excellent existe dans tous les mondes possibles, alors il existe dans le monde réel (ça va de soi)

(5) Conclusion : Donc un être maximalement excellent existe dans le monde réel.

Et voilà !

A mon sens, les prémisses (2) à (4) sont incontestables logiquement, et donc la meilleure chance pour l’athée qui veut rejeter la conclusion en (5), est de disputer la vérité de la prémisse (1). Cette prémisse reste plausible à mes yeux: le concept d’un être maximalement excellent me semble cohérent, ne le pensez-vous pas ? Il est donc possible qu’un tel être existe, et ensuite, le reste de l’argument ontologique montre que si c’est possible, alors c’est vrai, et Dieu existe. L’athée doit donc affirmer que l’existence d’un être maximalement excellent n’est pas seulement fausse, mais est aussi logiquement impossible, telle un célibataire marié ou un triangle carré. Cela me semble assez extrême et peu plausible, mais c’est la meilleure voie à prendre pour un athée sensible qui rejette l’argument.

Malheureusement, ce n’est pas la critique qu’offre André Comte-Sponville. Alors que dit-il ? Il demande en page 89 :

comment une définition pourrait-elle prouver une existence ? Autant prétendre s’enrichir en définissant la richesse . . . Il n’y a rien de plus dans mille euros réels, explique à peu près Kant, que dans mille euros possibles (le concept, dans les deux cas, est le même) ; mais je suis cependant plus riche avec mille euros réels « qu’avec leur simple concept ou possibilité ». Même chose s’agissant de Dieu : son concept reste le même, que Dieu existe ou pas, et ne saurait donc prouver qu’il existe.

Oui, mais non. Tout d’abord, ce n’est pas seulement une définition qui établit l’existence de Dieu, c’est la définition plus l’affirmation supplémentaire de la prémisse (1), qui maintient que l’être décrit par cette définition est logiquement possible. Et ensuite, le parallèle supposé absurde avec les richesses ne tient pas, puisque le concept de 1000 euros n’inclut pas l’existence nécessaire. Les richesses ne sont pas par définition maximalement excellentes, et donc si elles existent de manière contingente dans un monde possible, il ne s’ensuit pas du tout qu’elles existent de manière nécessaire dans tous les mondes possibles, contrairement à un être maximalement excellent. La contre-preuve par l’absurde de Comte-Sponville est donc un échec.

Il offre ensuite une objection un peu plus convaincante : « L’être n’est ni une perfection supplémentaire, malgré Descartes, ni un prédicat réel : il n’ajoute rien au concept ni ne peut en être déduit » (p.89). Oui, c’est une critique assez fréquente de l’argument : dire qu’en soi, l’existence n’est pas une perfection supplémentaire, me semble aller dans la bonne direction, et cela réfute peut-être même la version de l’argument offerte par Descartes, mais malheureusement pas celle de Plantinga que j’offrais ci-dessus. Cette version que je défends ne présuppose jamais que l’existence est un prédicat ou une perfection supplémentaire. Elle dit juste que l’existence nécessaire est un prédicat (c’est clairement le cas), et une perfection, c’est à dire qu’elle est plus excellente que l’existence contingente. Cela me semble éminemment plausible : si deux êtres excellents presque identiques existent tous deux, l’un de manière nécessaire et l’autre de manière contingente, il me semble plausible de dire que celui qui est nécessaire soit plus excellent que celui qui n’est que contingent. L’argument ontologique formulé ainsi tient donc très bien la route à ce point, et la critique de Comte-Sponville manque la cible.

André Comte-Sponville ajoute (p.90) que « L’argument ontologique est désormais derrière nous plutôt que devant », ce qui est à la fois faux, et impertinent. Même si l’argument était tombé aux oubliettes, cela ne nous dirait rien concernant sa validité, mais de toutes façons, l’argument est aujourd’hui encore défendu de main de maître par Alvin Plantinga, William Lane Craig, et Robert Maydole, par exemple. Les rumeurs de son décès ont été grandement exagérées.

Enfin, Comte-Sponville critique l’étendue de la conclusion de l’argument, en disant que même si l’argument prouvait ce qu’il prétend prouver, cela ne serait pas suffisant pour affirmer l’existence de Dieu. Il annonce (p.90): « quand bien même l’argument prouverait, comme le voulait Hegel, l’existence d’un être absolument infini, qu’est-ce qui nous prouverait que cet être fût un Dieu ? Ce pourrait être aussi bien la Nature, comme le voulait Spinoza, autrement dit un être infini, certes, mais immanent et impersonnel, sans volonté, sans finalité, sans providence, sans amour…Je doute que cela satisfasse nos croyants. »

Permettez moi d’offrir trois réponses :

Premièrement, il déforme la conclusion de l’argument. Il ne s’agit pas d’un être « absolument infini », mais « maximalement excellent ». Il y a donc un bon nombre de propriétés divines qui découlent de l’excellence, et non pas simplement de l’aspect « infini » de cet être.

Deuxièmement, et n’en déplaise à Spinoza, la nature n’est en fait pas infinie. L’univers physique, notre monde naturel, est fini dans le temps et dans l’espace. Nous y reviendrons dans la prochaine partie, en défendant « l’argument cosmologique » pour l’existence du Dieu créateur.

Et enfin, troisièmement, je suis d’accord que pour les autres propriétés, on n’obtienne pas tout ce que souhaiterait le croyant chrétien : un être maximalement excellent n’est pas forcément une trinité, ce n’est pas nécessairement l’auteur de la Bible, etc. Mais si cet être maximalement excellent possède tel qu’on le suppose toutes les perfections, cela inclut l’éternité, l’amour, l’omnipotence, l’omniprésence, l’omniscience, etc. Le Dieu chrétien n’est pas bien loin !

André Comte-Sponville offre alors (p.89) une conclusion prématurée avec une affirmation époustouflante :

Bref, cette « preuve » n’en est pas une. Et comme toutes les autres, montre Kant, se ramènent à elle (elles supposent toujours qu’on puisse passer du concept à l’existence), il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu : celle-ci peut être postulée, non démontrée ; elle est l’objet de foi, non de savoir.

Pas si vite ! Cette dernière affirmation est sans mérite. Même l’argument ontologique que j’ai défendu ci-dessus ne commet pas forcément la faute dont Comte-Sponville l’accuse, mais dans tous les cas, l’affirmation (attribuée à Kant ?) que tous les autres arguments en faveur de l’existence de Dieu commettent la même offense est absurde. Nous avons déjà vu et défendu dans des parties précédentes l’argument moral pour l’existence de Dieu, et il ne faisait rien de tel. Les autres arguments que nous allons voir ensuite ne le font pas non plus, et donc leur réjection a priori par Comte-Sponville ne tient pas la route. Au contraire, il va lui falloir réfuter les arguments théistes au cas par cas, et, heureusement, Comte-Sponville s’y attelle. Alors poursuivons: nous avons vu ici que l’argument ontologique survivait très bien la critique d’André Comte-Sponville, voyons dans la prochaine partie ce qu’il a à dire sur « l’argument cosmologique ».

>>> Partie 8

« Faute de preuve » Quelques préliminaires sur les arguments théistes – Partie 6 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville

<<< Partie 5

La deuxième partie du livre L’esprit de l’athéisme tente de répondre à la question « Dieu existe-t-il » ? C’est un vrai plaisir de voir André Comte-Sponville engager la question sérieusement, en offrant des arguments clairs, avec lesquels le penseur chrétien peut donc interagir intellectuellement et rigoureusement. Pour répondre « non » à cette question, André Comte-Sponville nous offre ainsi pas moins de 6 raisons :

1-La faiblesse des arguments théistes

2-La faiblesse des expériences de Dieu

3-L’incompréhensibilité de Dieu

4-Le problème du mal

5-La médiocrité de l’homme

6-Le désir humain suspect envers l’existence de Dieu

Nous allons y répondre dans l’ordre, en commençant donc par son traitement des arguments théistes et leur soi-disant faiblesse, mais avant de nous lancer dans une revue de ces arguments, j’aimerais faire quelques remarques préliminaires sur la nature d’un tel débat, et là encore je me retrouve à féliciter Comte-Sponville qui se distingue très positivement, méritant mon respect lorsqu’il affirme 3 choses importantes : 1- il reconnaît qu’il existe des arguments théistes méritant une réponse, 2- il reconnaît que le mal causé par les religions est impertinent, et 3-il reconnaît qu’au delà des arguments, il a aussi des raisons non rationnelles de ne pas croire, bien qu’elles ne soient pas pertinentes dans un livre de philosophie. Quelle sobriété !

En page 85, lorsqu’il se tourne vers les arguments en faveur de l’existence de Dieu, il note bien : « Ils pourraient être fort nombreux : vingt-cinq siècles de philosophie ont accumulé, pour les deux camps, un argumentaire à peu près inépuisable ». Oui ! Alors évidemment, au final, Comte-Sponville trouve que les arguments théistes classiques ne sont pas convaincants, mais au moins il ne les ignore pas, et dans le monde francophone, c’est assez rare ; alors je lui tire mon chapeau.

Il affirme ensuite à bon escient (p.85-86) que tout le mal commis par les croyants est impertinent :

« Je laisse de côté, délibérément, tout ce qu’on peut reprocher aux religions ou aux Églises, certes toujours imparfaites, certes détestables souvent, criminelles parfois, mais dont les errements ne touchent pas au vif de la question. L’inquisition ou le terrorisme islamiste, pour ne prendre que deux exemples, illustrent clairement la dangerosité des religions, mais ne disent rien sur l’existence de Dieu ». Oui Monsieur. Nous sommes entièrement d’accord. Il conclut (p.86) : « que toutes [les religions] aient du sang sur les mains, cela pourrait rendre misanthrope, mais ne saurait suffire à justifier l’athéisme, lequel, historiquement, ne fut pas non plus sans reproches, spécialement au XXe siècle, ni sans crimes. » Exactement : le mal commis par les athées n’est pas plus pertinent que celui commis par les croyants, l’existence ou l’inexistence de Dieu doit se régler sur un autre terrain, celui de la raison.

Mais, et c’est encore une excellente remarque de Comte-Sponville, il y a aussi des motivations non-rationnelles pour croire ou ne pas croire. Elles sont importantes aussi, et tout penseur honnête doit les reconnaître, ce que Comte-Sponville faisait dans cette citation déjà rapportée dans une partie précédente : « Pourquoi ne crois-je pas en Dieu ? Pour de multiples raisons, dont toutes ne sont pas rationnelles … S’agissant ici d’un livre de philosophie, et non d’une autobiographie, on m’excusera de m’en tenir aux arguments rationnels » Absolument.

Ayant félicité Comte-Sponville sur tous ces points importants, je note quand même un ou deux éléments critiquables. Lorsqu’il se tourne vers les arguments en faveur de l’existence de Dieu, il sous-estime leur importance. Il parle (p.87) des « prétendues « preuves » de l’existence de Dieu ». Pourquoi le dédain ? On les accepte ou pas, mais ce sont des arguments philosophiques importants et respectables, discutés de manière sérieuse dans les journaux professionnels philosophiques. A leur sujet, il annonce bizarrement : « je ne veux pas m’y attarder ». Pourquoi ? C’est la partie la plus importante pour un philosophe. C’est comme si un historien ne s’attardait pas sur les preuves historiques, si un poète ne s’attardait pas sur les vers, ou si un chef ne s’attardait pas sur les recettes. C’est le cœur du métier ! Il justifie ce choix en annonçant : « il y a bien longtemps que les philosophes, même croyants, ont renoncé à prouver Dieu ». Ah ? Personnellement, je n’ai pas entendu sonner le clairon de la retraite. Au contraire, les arguments philosophiques en faveur de l’existence de Dieu sont passionnément défendus aujourd’hui plus que jamais, particulièrement dans la littérature anglo-saxonne, par des pointures comme Alvin Plantinga, William Lane Craig, Richard Swinburne, et des centaines d’autres avec eux. Par ailleurs, c’est une voie à deux sens : les arguments athées d’André Comte-Sponville ne peuvent pas être rejetés sous prétexte que les philosophes athées auraient renoncé à « prouver » que Dieu n’existe pas. D’un côté comme de l’autre, il faut évaluer les arguments philosophiques, un point c’est tout.

Enfin, il faut remarquer que la soi-disant « faiblesse des arguments théistes » n’est, logiquement, pas suffisante pour établir l’athéisme. Même si tous mes arguments en faveur de l’existence de Dieu s’avéraient être pathétiquement invalides, il ne s’ensuivrait pas un instant que Dieu n’existe pas. Tout ce que ça montrerait, c’est que je suis un piètre défendeur de ma foi, mais cela ne dirait rien au sujet de Dieu. L’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence, et donc même s’ils étaient faibles, l’échec de ces arguments ne serait pas une bonne raison d’adopter l’athéisme. Mais en fait, comme je maintiens qu’au contraire ces arguments sont excellents, cela nous donne une occasion de les défendre contre la critique d’André Comte-Sponville, et donc de constater qu’il existe de solides raisons logiques de croire que Dieu existe.

Je note cependant que tous les arguments théistes ne sont pas un succès. Par exemple, en pages 100-101, Comte-Sponville critique un argument attribué à Descartes (est-ce une version de l’argument ontologique ?), qui m’a l’air en effet plus que douteux : « Je trouve en moi l’idée de Dieu, comme Être infini et parfait ; cette idée, comme toute chose, doit avoir une cause ; et comme « il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet », cette cause doit être elle même infinie et parfaite : ce ne peut être que Dieu ».

Je suis d’accord que ce n’est pas un bon argument. L’idée de Dieu dans sa tête pourrait être fausse, et s’expliquer par le simple fait qu’il soit confus, sans que Dieu soit la cause de son idée. Je n’achète donc pas cet argument. Mais d’autres sont tout à fait solides : nous avons déjà vu l’argument moral ci dessus, il y a aussi l’argument cosmologique, l’argument physico-théologique (parfois appelé téléologique, c’est à dire l’argument du dessein), l’argument ontologique, tous ceux ci méritent d’être évalués, je les défends moi même, et il se trouve que Comte-Sponville interagit avec tous ceux là, donc nous avons un bon désaccord à régler par les arguments. Passons les en revue un par un en suivant l’ordre choisi par Comte-Sponville, qui commence par « l’argument ontologique », que nous traiterons dans la partie suivante.

>>> Partie 7