<<< Partie 12

Nous voici rendus à la sixième et dernière raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme. Il s’agit de notre « envie de croire ». Il écrit (p.133):

De quoi s’agit-il ? De nous-mêmes—de notre désir de Dieu. J’y vois une raison, à mes yeux particulièrement convaincante, de n’y pas croire : si je suis athée, c’est aussi parce que je préfèrerais que Dieu existe !

Et il explique :

il [Dieu] correspond à mes désirs les plus forts. Cela suffirait, si j’étais porté à croire, à m’en dissuader ; une croyance qui correspond à ce point à nos désirs, il y a lieu de craindre qu’elle n’ait été inventée pour les satisfaire.

En d’autre termes, son argument consiste à dire qu’il y a tant de bonnes choses à désirer dans l’hypothèse que Dieu existe, il y a tant de bénéfices pour nous si le théisme est vrai, que nos facultés cognitives pourraient bien se dérégler en tentant d’évaluer la question ; le système pourrait bien s’emballer, et on ne devrait peut-être plus leur faire confiance pour accéder à la vérité. Il est trop probable, nous dit Comte-Sponville, que l’hypothèse de Dieu ait été inventée pour satisfaire nos désirs et non pas pour traduire la réalité. Avant de discuter des mérites de son argument, il est bon de se demander : « de quels désirs s’agit-il exactement ? » Quels sont les bénéfices que Comte-Sponville trouve dans la balance sur la question de l’existence de Dieu ? Il énumère (p.133) les avantages suivants :

Que désirons-nous plus que tout ? Si on laisse de côté les désirs vulgaires ou bas, qui n’ont pas besoin d’un Dieu pour être satisfaits, ce que nous désirons plus que tout, c’est d’abord de ne pas mourir, ou pas complètement, ou pas définitivement ; c’est ensuite de retrouver les êtres chers que nous avons perdus ; c’est que la justice et la paix finissent par triompher ; enfin, et peut-être surtout, c’est d’être aimés.

André Comte-Sponville cerne bien les enjeux. Si Dieu existe—dans sa conception chrétienne, du moins—il rend possible la vie éternelle, le triomphe de la justice et de la paix (puisqu’elles ne sont pas obtenues ici-bas, elles requièrent une vie après la mort et l’existence d’un juge parfait), et l’amour divin inconditionnel (j’en dirai plus à ce sujet dans la dernière partie de cette critique). Dieu rend donc possible l’espoir ultime, et la citation suivante (un peu longue mais puissante) de Comte-Sponville l’illustre parfaitement:

Si vous ne croyez pas ou plus en Dieu, à l’inverse, que vous est-il permis d’espérer ? Rien, en tout cas rien d’absolu ni d’éternel, rien au-delà du « fond très obscur de la mort », comme disait Gide, si bien que toutes nos espérances, pour cette vie, fussent-elles légitimes (qu’il y ait moins de guerres, mois de souffrances, moins d’injustices, …), viennent buter sur ce néant ultime, qui engloutit tout, bonheur et malheur, et cela fait une injustice de plus (que la mort frape également l’innocent et le coupable), un malheur de plus ou plusieurs (combien de deuils dans une vie d’homme ?), qui nous vouent au tragique ou, pour l’oublier, au divertissement… Cela n’empêche pas de se battre pour la justice, mais interdit d’y croire tout à fait, ou de croire tout à fait en son triomphe possible. Bref, Pascal, Kant et Kierkegaard ont raison : un athée lucide ne peut pas échapper au désespoir. (p.60)

Ce désespoir, c’est l’issue que Comte-Sponville suggère, et il y trouve même une conséquence positive : plus d’espoir, plus de déception ! Il pose la question rhétorique : « Celui qui n’espère rien, au contraire, comment serait-il déçu ? » (p.63). C’est très bouddhiste de sa part. En tuant tout espoir ultime pour le futur, il nous invite à apprécier le bonheur maintenant, en disant que l’espoir du bonheur dans le futur veut dire qu’on ne l’a pas maintenant. Mais c’est bien sûr un faux dilemme. On peut très bien avoir les deux : être heureux et joyeux dans le présent (même s’il est parfois douloureux) tout en espérant un futur meilleur. L’homme malade ou mourant mais croyant peut saisir l’instant tout en espérant une meilleure vie future.

André Comte-Sponville affirme ensuite qu’il n’y a pas de Royaume de Dieu futur, et que pour l’athée, le monde présent est le seul royaume que l’on aura jamais, ce qui est assez trivialement vrai si l’on suppose l’athéisme, mais il conclut alors de manière intrigante (p.68):

Si nous sommes déjà dans le Royaume, nous sommes déjà sauvés. Qu’est ce que la mort pourrait nous prendre ? Qu’est-ce que l’immortalité pourrait nous apporter ?

Ces questions sont supposées être purement rhétoriques, mais la réponse qu’elles suggèrent, à savoir : « rien », est trivialement fausse. Qu’est-ce que la mort pourrait nous prendre ? La vie éternelle ! Si le bénéfice d’une telle chose n’est pas clair, je ne vois pas comment l’expliquer plus simplement : vivre c’est bien, mourir pas bien. Poursuivons.

Avec une sobriété qui mérite très honnêtement le respect (n’y voyez ici aucun sarcasme de ma part, je suis très sérieux: j’apprécie sincèrement sa lucidité), André Comte-Sponville continue à mesurer les dures conséquences de son athéisme. Il décrit (p.16) son entrée dans l’athéisme comme une entrée dans le « monde réel », celui de la « vérité sans pardon ni Providence ». Il remarque (p.17) que (si l’athéisme est vrai), « la mort emportera tout, jusqu’aux angoisses qu’elle leur inspire » et puis (p.18) « Reste la mort des autres, et elle est autrement réelle, autrement douloureuse, autrement insupportable. C’est là que l’athée est le plus démuni. »

Pour résumer, selon André Comte-Sponville lui-même (pas juste selon le chrétien), les conséquences de l’athéisme sont : une satisfaction seule de nos désirs « vulgaires ou bas », la perspective de mourir « complètement » et « définitivement », pas de retrouvaille avec des « êtres chers que nous avons perdus », pas de pardon, pas de providence, pas de triomphe pour la justice et la paix, pas d’amour de Dieu, pas d’espoir, l’impossibilité de croire tout à fait à notre combat pour la justice, et ultimement, un désespoir impossible à échapper.

Nous sommes maintenant en mesure d’évaluer son argument qui dit que notre désir de Dieu (qui permettrait d’éviter ces choses) est une raison de ne pas croire en lui.

Le premier problème est que toutes ces considérations sont entièrement impertinentes pour juger de la vérité de l’existence de Dieu. Rien de tout cela ne nous dit si Dieu existe ou pas. Et c’est valable dans les deux sens, l’argument est invalide pour l’athée comme pour le croyant. Oui, le monde athée est déprimant, mais je dis « attention ! » au croyant qui conclura alors qu’il nous faut croire en Dieu à cause de cela : peut être que le monde athée est lugubre, mais ce n’est pas une raison de le rejeter, car il pourrait y avoir de bonnes raisons de le croire réel même s’il est attristant. En ce sens, je suis d’accord avec Comte-Sponville lorsqu’il critique cet aspect du fameux « pari » de Blaise Pascal, qui nous invitait à choisir le théisme car il n’y avait rien à perdre si c’était faux alors qu’on le croyait, mais qu’il y avait une éternité à perdre si c’était vrai alors qu’on le rejetait. La réponse de Comte-Sponville (p.135) est je pense appropriée : « Pourquoi la grâce se soumettrait-elle au calcul des probabilités ? Comment mon salut dépendrait-il d’un pari ? Dieu n’est pas un croupier. » Mais surtout, les conséquences négatives de l’athéisme ne sont pas une bonne raison de le rejeter.

Ceci étant admis par le croyant, il faut donc remarquer qu’à l’inverse, c’est également ce qui rend invalide l’argument athée offert ici par André Comte-Sponville : la désirabilité du théisme n’est pas plus une raison de le rejeter que de l’accepter. Le théisme pourrait très bien être merveilleux et réel (une thèse par ailleurs supportée par toutes les bonnes raisons que j’ai offertes jusqu’ici de penser que Dieu existe).

Par ailleurs, pour ce qui est des affirmations de Comte-Sponville sur la psychologie du théisme, il faut noter qu’elles sont aussi entièrement adaptables pour se retourner contre l’athéisme. En effet, on peut aisément imaginer toutes sortes de raisons pour lesquelles un homme pourrait désirer fortement la non-existence de Dieu. Peut être que l’homme veut vivre sa vie de manière autonome. Peut être que les obligations morales qui viennent avec l’existence de Dieu sont jugées trop strictes (c’était clairement un de mes soucis quand j’étais athée et que j’ai commencé à considérer le christianisme) ; peut être que l’athée, désillusionné, a peur de se laisser croire à la bonne nouvelle, de peur d’être déçu, et devient alors cynique plutôt que de s’autoriser à espérer. Le physicien Stephen Hawking a déclaré « la religion est une histoire de contes de fées pour ceux qui ont peur du noir », ce à quoi le mathématicien John Lennox a répondu « l’athéisme est une histoire de contes de fées pour ceux qui ont peur de la lumière ». L’astuce du bon mot fait sourire, mais derrière la rhétorique il y a une information importante, à savoir que ce genre de considérations psychologiques (voire psychanalytiques) est adaptable aux deux positions, et ne pèse pas sur la question de la vérité.

J’ajoute que l’argument de Comte-Sponville ne se retourne pas que contre son athéisme ; il se retourne aussi contre un bon nombre de choses que l’on sait être vraies. Il déclare (p.134) : « C’est justement ce qui rend la religion suspecte : c’est trop beau, comme on dit, pour être vrai ! » et « Dieu est trop désirable pour être vrai, la religion, trop réconfortante pour être crédible. » Ce à quoi je réponds « La glace à la vanille est trop désirable pour être vraie, la médecine est trop réconfortante pour être crédible. » Parfois, le monde contient réellement une bonne nouvelle, et s’interdire l’espoir c’est passer à côté. Quand je décris Disneyworld à ma fille de trois ans, elle n’en croit pas ses oreilles, et c’est presque trop beau pour être vrai, mais ce n’est pas une raison pour douter de son existence. Si je suis dans le désert et que je vois une oasis, il est possible que ça soit un mirage, mais vais-je l’ignorer sous prétexte que je la désire de manière suspecte ? Non. Mon désir n’est ni une raison de conclure « c’est un mirage », ni une raison de l’exclure. Mon désir pour Dieu n’est ni une raison de croire, ni une raison de douter, c’est une raison de faire bien attention à rester le plus objectif possible en évaluant la question. C’est tout.

Et au final, André Comte-Sponville revient bien (même si seulement à demi-mots) vers ce terrain, le seul qui compte sur la question de l’existence de Dieu, lorsqu’il reformule son argument ainsi :

une croyance que rien n’atteste et qui correspond à ce point à nos désirs les plus forts, comment ne pas suspecter qu’elle soit l’expression de ces désirs ? (p.137).

Une croyance que rien n’atteste, est en effet sujette à ce genre de doute. Mais on en revient donc à débattre non pas la désirabilité du théisme, mais sa plausibilité. Cette croyance est-elle mieux attestée que l’athéisme ? À cet égard, j’ai présenté dans les parties précédentes un bon nombre de bonnes raisons de croire que Dieu existe, et réfuté un bon nombre de raisons de croire l’athéisme. Même si l’athée n’est pas ultimement convaincu, il lui faut au moins admettre à ce point que le théisme n’est pas une croyance « que rien n’atteste ». Et donc j’insiste: pour une croyance si bien attestée, le fait qu’elle corresponde à nos désirs n’est pas une raison de la rejeter, mais une raison de se réjouir !

Je conclue ma réponse à ce dernier argument athée offert par André Comte-Sponville, en notant qu’il le décrivait ainsi : « Le désir même que nous avons de Dieu…est l’un des arguments les plus forts contre la croyance en son existence. » (p.139). Si cet argument que j’ai maintenant montré être invalide est effectivement « un des plus forts » contre l’existence de Dieu, alors je pense que le théisme se porte plutôt bien.

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