<<< Partie 11

La cinquième raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme est « la médiocrité de l’homme ». Il écrit (p.127) :

Les humains : plus je les connais, moins je peux croire en Dieu. Disons que je n’ai pas une assez haute idée de l’humanité en général, et de moi-même en particulier pour imaginer qu’un Dieu soit à l’origine et de cette espèce et de cet individu … l’idée que Dieu ait pu consentir à créer une telle médiocrité—l’être humain—me paraît, une nouvelle fois, d’un plausibilité très faible.

Cet argument est ambitieux. Il cherche à convaincre que le théisme est faux, mais pour cela, il affirme au sujet de l’homme, une thèse que la Bible proclame haut et fort ! André Comte-Sponville doit (ou devrait) le savoir : la déchéance de l’homme est non seulement affirmée par le christianisme, mais elle en est même un enseignement central. Un bref passage de l’épitre de Paul aux Romains devrait l’illustrer :

tous … sont sous l’empire du péché, selon qu’il est écrit : Il n’y a point de juste, pas même un seul ; Nul n’est intelligent, Nul ne cherche Dieu ; Tous sont égarés, tous sont pervertis, Il n’en est aucun qui fasse le bien, Pas même un seul ; Leur gosier est un sépulcre ouvert ; Ils se servent de leurs langues pour tromper ; Ils ont sous leurs lèvres un venin d’aspic… (Rom. 3).

Paul ne s’arrête même pas là, mais je pense que la thèse est claire : la Bible n’est pas tendre sur la condition morale des hommes. Croyant ou pas, il n’y a point de juste, pas même un seul. Mais donc dire que le christianisme est faux parce que l’homme est médiocre, c’est comme dire que le marxisme est faux parce qu’il y a une lutte des classes, ou que le darwinisme est faux parce qu’il y a une sélection naturelle—Ce n’est pas réfuter la thèse ; c’est affirmer son enseignement central.

En fait, l’allégation de Comte-Sponville soulève un problème de cohérence interne pour le théisme : elle semble affirmer que la médiocrité de l’homme n’est pas explicable par le théiste affirmant l’existence de Dieu. En réponse à cette accusation, le chrétien peut donc puiser dans toutes les ressources internes de sa théologie (chrétienne) pour expliquer les faits. André Comte-Sponville le réalise bien, mais insiste, en répondant que ces ressources sont insuffisantes :

que nous soyons à ce point capables de haine, de violence et de mesquinerie, cela (que le darwinisme explique sans difficulté) me paraît excéder les ressources de toute théologie. (p.131)

Si la haine, la violence et la mesquinerie lui paraissent « excéder les ressources de toute théologie », je lui prescris de fortes doses d’Augustin, de Luther, ou de Calvin. La « dépravation totale » est un des fameux « cinq points » du calvinisme, mais sans même aller jusqu’à recruter Jean Calvin, il suffit de lire les sources historiques initiales de la religion chrétienne : les apôtres du Christ tiennent régulièrement ce genre de discours, et surtout, c’était l’opinion de Jésus Christ lui même ! Jésus dit que « c’est du cœur des hommes, que sortent les mauvaises pensées, les adultères, les impudicités, les meurtres, les vols, les cupidités, les méchancetés, la fraude, le dérèglement, le regard envieux, la calomnie, l’orgueil, la folie… » (Marc 7 :21-22) Et c’est précisément pour cela que Jésus est venu au monde : sauver des pécheurs. Il l’explique en ces termes : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler à la repentance des justes, mais des pécheurs » (Luc. 5:31-32).

C’est ce que le chrétien appelle l’évangile ; la bonne nouvelle pour nous autres pécheurs : Jésus, qui lui n’était pas un pécheur, est venu sur terre, a vécu une vie parfaite, et en mourant sur la croix, il a payé à notre place le prix pour nos péchés, de telle sorte que quiconque se repent et place sa foi en Jésus maintenant ressuscité, reçoit le pardon gratuit de ses péchés, et la vie éternelle. Le paradis est un don gratuit, reçu par la foi en Jésus, et non pas par les bonnes œuvres. Cette bonne nouvelle est la base de la religion chrétienne, mais donc elle présuppose bien que l’homme soit déchu. En cela, André Comte-Sponville est donc d’accord avec la Bible au sujet de la condition présente des hommes.

Peut-être la stratégie de Comte-Sponville est-elle plutôt d’admettre que les chrétiens affirment cette vue désastreuse du cœur humain, mais d’insister que c’est une affirmation incohérente, car incompatible avec l’existence de Dieu le créateur parfait ? Si c’est le cas, André Comte-Sponville ne nous offre pas d’argument à cet effet. Mais en réponse, il suffit alors au chrétien d’offrir une thèse cohérente expliquant comment, selon lui, Dieu le créateur parfaitement bon pourrait être à l’origine des hommes que l’on sait être si médiocres aujourd’hui. Cette thèse, pour le chrétien, est offerte dans la Bible : c’est celle de la chute. Selon le chrétien, l’homme n’a pas commencé dans cet état dépravé. Il a été créé bon, et sa « médiocrité » présente est le fruit d’une chute à partir d’un état initial meilleur. Alors évidemment, cette thèse soulève toutes sortes de questions théologiques intéressantes qui sont discutées dans la littérature chrétienne académique (quelle était la nature du libre arbitre avant la chute du premier homme ? est-ce que Dieu était au contrôle de ce choix ? Dieu est-il impliqué même indirectement dans le mal ? etc.) mais comme André Comte-Sponville n’en mentionne aucune, je vais laisser ces discussions intéressantes de côté pour une autre occasion. Pour l’heure, je souhaite juste noter deux aspects complémentaires de la vue chrétienne au sujet de l’humanité, deux composants qui sont à mon sens nécessaires pour une description correcte de notre espèce. Ces deux affirmations chrétiennes sont les suivantes :

1-l’homme est créé bon et à l’image de Dieu, il a donc une dignité toute particulière

et

2-l’homme est déchu, et est donc un pécheur ayant besoin de rédemption.

Nier le point numéro 2 n’est pas l’erreur du christianisme, contrairement à l’allégation maintenant réfutée d’André Comte-Sponville. Cette erreur est en revanche commise par la mouvance « new age », par exemple, qui divinise l’homme, et néglige sa déchéance, faisant de chacun de nous des petits dieux. La médiocrité humaine considérée ici réfute cela, j’y conviens bien, mais le christianisme est intact.

En revanche, l’erreur opposée, qui consiste à nier le point numéro 1, est un souci qu’il nous faut maintenant soulever au sujet de l’athéisme. Si l’homme n’est pas créé à l’image de Dieu, il n’est pas moralement différent des animaux ; c’est juste un primate qui a avancé un brin plus loin dans la chaine de l’évolution darwiniste, sans statut moral privilégié. Il est alors impossible de rescaper la dignité morale et la valeur intrinsèque de l’homme, et André Comte-Sponville lutte précisément dans ce domaine. Il s’épate (p.128) : « Qui aurait pu deviner … que ces espèces de grands singes … inventeraient les droits de l’homme … ? » Si les droits de l’homme ne sont qu’une « invention » humaine, alors ils ne valent pas plus que les droits du moustique ou les droits du poulet. Comte-Sponville remarquait (p.19) qu’ « On n’enterre pas un homme comme une bête », mais son athéisme l’empêche d’expliquer l’existence de cette dignité humaine supérieure par rapport aux bêtes. Il tente alors de l’autre côté de rescaper une certaine dignité pour les animaux : « Nous nous battons, par exemple, pour protéger les baleines ou les éléphants. Nous avons raison » (p.128) et « L’humanisme n’est pas une religion, c’est une morale (laquelle inclut aussi nos devoirs vis-à-vis des autres espèces animales) » (p.129). Mais si Dieu n’existe pas, d’où viennent ces « devoirs » envers les animaux ? Et surtout, nous voulons préserver les baleines ou les éléphants, mais pas les bœufs de nos bourguignons, ou les cochons de nos merguez. Alors à moins qu’il ne soit végétarien, l’athée nous doit encore une bonne raison de penser que tuer un cochon et tuer un homo-sapiens (même un « médiocre ») soient moralement différents. Le chrétien a là une réponse cohérente : l’homme, contrairement aux animaux, est créé à l’image de Dieu. Mais l’athée ne peut pas maintenir cette distinction justifiant le caractère sacré de la vie humaine.

André Comte-Sponville tente alors de redresser un peu la barre, et affirme qu’il ne faut pas « haïr » les hommes malgré leur médiocrité. Je suis bien d’accord avec cet impératif, mais mon souci concerne la justification qu’il offre pour cela : il dit qu’il ne faut pas haïr l’homme parce que ce n’est qu’un animal, et donc ce n’est pas de sa faute ! Il cite La Mettrie à cet effet :

Le matérialisme, disait La Mettrie, est l’antidote de la misanthropie : c’est parce que les hommes sont des animaux qu’il est vain de les haïr, et même de les mépriser. (p.128)

Clairement, nul ne dit ici qu’il faut les haïr ou les mépriser, mais les atrocités morales humaines doivent être moralement condamnées. Comte-Sponville absout les hommes de toute responsabilité morale pour le mal que nous faisons, en disant que ce n’est pas notre faute !

Faut-il pour autant donner raison aux misanthropes ? Surtout pas ! L’homme n’est pas foncièrement méchant. Il est foncièrement médiocre, mais ce n’est pas sa faute. Il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a ou ce qu’il est, et il n’est pas grand-chose, et il ne peut guère (p.128).

La négation de la responsabilité morale des hommes est extrêmement problématique. Et non, en tant que chrétien, je ne crois pas que l’homme (moi inclus, bien entendu) fasse « ce qu’il peut », dans le sens pertinent. Nous ne faisons justement pas de notre mieux. Nous échouons moralement, et nous sommes coupables. La Bible prend au final une vue bien plus sérieuse de la méchanceté humaine. « Médiocre », disait Comte-Sponville ? Le christianisme va plus loin : l’homme est pécheur, il est coupable, et a donc besoin non pas d’un petit coup de pouce, mais d’un pardon de Dieu, disponible par la foi en Jésus comme je l’expliquais ci-dessus. C’est l’évangile chrétien, et j’y reviendrai. En attendant, nous pouvons ici conclure que la raison numéro quatre offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme est un échec : la médiocrité humaine ne fait rien pour réfuter l’existence de Dieu, et elle confirme même un des enseignements principaux du christianisme. Dans la partie suivante, nous discuterons de la sixième et dernière raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme : « notre désir de Dieu », qui serait une « raison de douter de son existence ».

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