<<< Partie 9

Dans les parties précédentes, nous avons répondu à André Compte-Sponville sur son traitement de trois grands arguments en faveur de l’existence de Dieu (l’argument ontologique, l’argument cosmologique, et l’argument physico-théologique). Cette soi-disant « faiblesse des arguments » constituait la première raison offerte par André Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas. Nous allons dans un instant nous tourner vers les deux raisons suivantes qu’il offre en faveur de l’athéisme : la « faiblesse des expériences », et le problème d’un « Dieu incompréhensible ». Mais avant d’y venir, il est important d’analyser la brève réflexion qu’il ajoute en conclusion de sa raison numéro un, sur la « faiblesse des arguments théistes ». Après avoir (selon lui) réfuté les trois arguments classiques, il demande (p.102) :

Que conclure de tout cela ? Qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, qu’il ne peut y en avoir.

Cette conclusion est doublement invalide ; elle enchaîne deux « non-sequitur ». Tout d’abord, de sa revue des trois seuls arguments ci-dessus, il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait pas de preuve de l’existence de Dieu. Tout au plus, il s’ensuivrait que ces trois arguments soient invalides (et encore, je pense avoir montré dans chaque cas de manière assez limpide, que sa critique de ces arguments échouait). Mais donc bien sûr il pourrait y avoir d’autres arguments que ces trois là (et il y en a, nous avons par exemple remarqué qu’il ne traitait pas la version de Kalaam de l’argument cosmologique). Donc même si ses critiques avaient atteint leur cible, il ne s’ensuivrait pas qu’il n’y ait pas de preuve, et il s’ensuit donc encore moins qu’il « ne peut y en avoir ». Ces deux conclusions de Comte-Sponville sont donc logiquement invalides.

Il suppose ensuite que sa critique du manque de preuves pourrait se retourner contre sa propre position (p.102):

On m’objectionera qu’il n’y a pas de preuve que Dieu n’existe pas. Je le reconnais bien volontiers. La chose, toutefois, est moins embarrassante pour l’athéisme que pour la religion. Non seulement parce que la charge de la preuve, comme on dit, incombe à celui qui affirme…

Oui, la charge de la preuve incombe à celui qui affirme, mais à cet égard, André Comte-Sponville est dans le même bain que le croyant, puisqu’il affirme la proposition « Dieu n’existe pas ». Il était agréablement explicite au début de son livre, dans son affirmation de l’athéisme, pas juste de l’agnosticisme. C’est l’agnosticisme, qui ne requiert pas de justification en disant « je ne sais pas si Dieu existe ». Mais la proposition « Dieu n’existe pas », tout comme son contraire « Dieu existe », vient avec une « charge de la preuve » exactement symétrique. Mais il poursuit :

…mais encore parce qu’on ne peut prouver, dans le meilleur des cas, que ce qui est, non, à l’échelle de l’infini, ce qui n’est pas … Comment prouverait-on une inexistence ? (p.102-103)

Comment prouverait-on une inexistence ? C’est très simple, de deux manières différentes. On peut soit montrer qu’il y a une incohérence dans le concept de la chose en question, soit montrer que là ou il devrait y avoir des preuves de la chose, il ne se trouve pas de preuve. Avec ces deux façons bien naturelles de prouver une inexistence, on peut aisément prouver qu’il n’existe pas d’éléphant dans mon appartement, qu’il n’y a pas de père-noël au pole nord, ou de triangle carré, ou de célibataire marié, ou de plage tropicale au pôle sud. De manière intéressante, j’avais écrit cette réponse avant même de lire sa phrase suivante (p.103):

essayez, par exemple, de prouver que le Père Noël n’existe pas.

Et oui, je viens de le faire : si le Père Noël existait, il devrait y avoir des preuves là ou il n’y en a en fait pas, et donc il n’existe pas.

Ni les vampires, ni les fées, ni les loups-garous… vous n’y parviendrez pas. Ce n’est pas une raison pour y croire.

Mais nul ne dit que l’absence de preuve contre Dieu est « une raison pour y croire ». Au contraire, c’est André Comte-Sponville, qui dit que l’absence de preuve pour Dieu est une raison de croire que Dieu n’existe pas. Et cela, c’est injustifié. On n’a aucune preuve, par exemple, qu’il y ait un nombre impair d’étoiles dans l’univers, mais ce n’est évidemment pas une raison de penser que ce soit faux.

Qu’on n’ait jamais pu prouver leur existence est en revanche une raison forte pour refuser d’y prêter foi

Maintenant, il confond « refuser d’y prêter foi », et « affirmer que ces choses n’existent pas ». S’il ne fait que « refuser de prêter foi » en Dieu, ce n’est pas la démarche de l’athée ; c’est ce que fait l’agnostique, et cela ne justifie pas une réponse « non » à la question « Dieu existe-t-il ? »

Il en va de même, toutes proportions bien gardées (j’accorde que l’enjeu est plus grand, l’improbabilité moindre), de l’existence de Dieu : l’absence de preuve, la concernant, est un argument contre toute religion théiste.

Non. La raison pour laquelle l’absence de preuves pour les vampires, les fées et les loups-garous est une bonne raison de penser qu’ils n’existent pas, est que si ils existaient, on devrait avoir des preuves que l’on n’a pas. Ce n’est pas juste notre échec de prouver leur existence qui invite à croire qu’ils n’existent pas. Mais donc pour revenir à Dieu, si André Comte-Sponville veut utiliser un argument similaire pour conclure à sa non-existence, il faut qu’il nous montre que si Dieu existait, on devrait avoir plus de preuves que ce qu’on a. Pour résumer, cela reviendrait à dire que si Dieu existait, on s’attendrait à trouver plus de preuves que l’existence d’un univers contingent, son apparition à partir du néant, son fin réglage pour permettre la vie, l’existence accessible de valeurs morales objectives, et (selon le chrétien), la possibilité de faire l’expérience immédiate de Dieu en Jésus Christ. Bon courage pour prouver le bien-fondé de cette demande. Mais justement, il en vient à sa raison numéro deux en faveur de l’athéisme : « la faiblesse des expériences ».

Il dit (p.103-104) qu’il ne sent pas Dieu, et que si Dieu existait, il devrait en faire l’expérience :

il serait plus simple, et plus efficace, que Dieu consente à se montrer !

Et il critique le bien-fondé d’offrir (tel que je l’ai fait ci-dessus), des arguments en faveur de l’existence de Dieu, dans la mesure ou Dieu pourrait « se montrer ». Il raisonne :

si Dieu voulait que je croie, ce serait vite fait ! S’il ne le veut pas, à quoi bon s’obstiner ?

Selon le chrétien, Comte-Sponville a raison sur un point : c’est Dieu qui convertit et change les cœurs. Si Dieu l’Esprit Saint n’intervient pas pour changer le cœur de l’athée, ce ne sont pas mes arguments logiques qui vont y changer quoi que ce soit. Mais «  pourquoi s’obstiner » à donner des arguments ? Précisément parce que je ne sais pas ce que Dieu est en train de faire dans le cœur de mon interlocuteur. Un argument sert à retirer les barrières intellectuelles pour que le cerveau donne la permission au cœur de chercher et trouver Dieu.

Je n’ai plus l’âge de jouer à cache-cache ni à « Dieu y es-tu ? » … pourquoi se cache-t-il à ce point ? Pour nous faire la surprise ? Pour s’amuser ? Ce serait jouer avec notre détresse. (p.104-105)

La réponse chrétienne et biblique est que Dieu n’est pas caché. Sa création témoigne du créateur, de telle sorte que nous sommes tous ultimement sans excuse. C’est tout le raisonnement de Romains chapitre 1, qui explique que le problème n’est pas un manque d’indices, mais leur suppression par notre cœur endurci.

Comte-Sponville anticipe ensuite une autre réponse possible :

la réponse la plus fréquente, chez les croyants, c’est que Dieu se cache pour respecter notre liberté, voire pour la rendre possible. S’il se manifestait dans toute sa gloire, nous explique-t-on, nous n’aurions plus le choix de croire ou non en lui. (p.105)

Et là, je me trouve être d’accord avec André Comte-Sponville : ce n’est pas une bonne réponse. Il offre même quelques contrarguments imparables :

somme nous plus libres que Dieu ? Plus libres que les rachetés au ciel ?

ou encore,

Il y a plus de liberté dans la connaissance que dans l’ignorance

Amen ! Mais le problème pour Comte-Sponville, c’est que le chrétien n’accepte pas la prémisse que Dieu nous laisse ignorants. Au delà même de sa révélation générale par la création, il se révèle, parfois bien brutalement ; demandez à Paul de Tarse. J’ajoute personnellement que plusieurs de mes amis ont, tout comme moi, des histoires de conversion où Dieu est intervenu bien explicitement. Comte-Sponville tente enfin d’enfoncer le clou avec une analogie contre l’idée de Dieu le père : « Que penseriez vous d’un père qui se cacherait de ses enfants ? » (p.108). Mais ma réponse demeure : Dieu n’est pas caché, et en plus, bibliquement, tous ne sont pas ses enfants ; on y reviendra plus tard dans cette critique. Tournons-nous maintenant vers sa raison numéro trois en faveur de l’athéisme : l’affirmation que le concept de Dieu est « incompréhensible ».

Croire en Dieu, d’un point de vue théorique, cela revient toujours à vouloir expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas—le monde, la vie, la conscience—par quelque chose que l’on comprend encore moins : Dieu. Comment se satisfaire, intellectuellement, d’une telle démarche ? (p.110).

D’abord, je rejette l’affirmation que l’on comprenne Dieu encore moins que l’univers, la vie, ou la conscience. Mais même si c’était le cas, les expliquer par l’existence de Dieu resterait une démarche tout à fait appropriée. Si le premier homme sur Mars trouve des artéfacts de technologie avancée, il en déduira raisonnablement qu’il y a des martiens, dont il ne saura presque rien. Il comprendra alors encore moins les martiens que leurs outils, mais sa conclusion que les martiens existent sera quand même justifiée. Comte-Sponville s’exclame ensuite :

Sur Dieu, je ne comprends rien—puisqu’il est par définition incompréhensible ! (p.111)

C’est une confusion sur le sens de « incompréhensible ». On ne peut pas tout comprendre sur Dieu, mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse rien comprendre ! Comte-Sponville lance au passage l’allégation que la bible et le coran sont « pleins de niaiseries et de contradictions », mais comme il ne nous offre aucun argument à cet effet, il n’y a rien à réfuter ici. Il continue (p.114) :

Si l’absolu est inconnaissable, qu’est-ce qui nous permet de penser qu’il est Dieu ?

Même erreur. Dieu n’est pas inconnaissable (et donc « l’absolu » n’est pas inconnaissable). Notre savoir de Dieu n’est pas compréhensif, c’est à dire qu’il n’est pas complet, mais Dieu est compréhensible.

André Comte-Sponville passe enfin plusieurs pages (d’environ 115 à 118), à critiquer le fait que le concept de Dieu soit « antropomorphique », c’est à dire qu’il soit partiellement à l’image des hommes. Il n’est pour moi vraiment pas clair de savoir quel problème c’est supposé poser. Certains attributs de Dieu sont aussi des attributs humains, d’autres pas. Certains sont aisément compréhensibles, d’autres pas. Et donc ? Ce n’est certainement pas une raison de ne pas croire en son existence. La raison numéro trois d’André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’a donc pas plus de succès que les deux premières.

Enfin, je conclue en remarquant que les deux raisons qui nous ont été ici offertes, sont au final mutuellement exclusives. La deuxième, si elle est vraie, sape la première. En effet, si le concept de Dieu est complètement incompréhensible, alors il n’est pas raisonnable d’avoir des attentes cohérentes au sujet de ce que Dieu devrait faire ou ne pas faire. Quand André Comte-Sponville s’attend à ce que Dieu lui donne plus de preuves ou plus d’expériences, il présuppose bien que le concept de Dieu ne soit pas complètement incompréhensible. Ses deux arguments athées, déjà faibles individuellement, perdent donc encore en plausibilité, lorsqu’ils sont offerts conjointement.

En conclusion, la « faiblesse des expérience » et le problème du « Dieu incompréhensible » ne sont pas de bonnes raisons de croire que Dieu n’existe pas. Dans la prochaine partie, nous verrons cependant un argument athée beaucoup plus sérieux, le « problème du mal ».

>>> Partie 11