[Critique du livre L’esprit de l’athéisme d’André Comte-Sponville, par Guillaume Bignon. Les numéros de page font référence à l’édition Albin Michel (2008), format livre de poche]

André Comte-Sponville est un philosophe français et athée, qui dans son livre L’esprit de l’athéisme, nous explique pourquoi il l’est… Pourquoi il est athée, bien sûr; pas philosophe ou français. Être français ne requiert pas (forcément) de justification, et être philosophe, ça peut arriver à tout le monde, ce n’est pas toujours grave, et ça se soigne (parfois). Mais plus sérieusement, le titre de « philosophe » requiert tout de même une petite discussion d’entrée de jeu, parce qu’il y a deux choses très différentes que l’on appelle communément « philosophie » et qui méritent d’être distinguées : une que je déteste de tout mon cœur, et une autre absolument nécessaire, et pratiquée—consciemment ou pas—par toute personne qui réfléchit un tant soit peu, vous et moi inclus.

Dans le sens noble du terme, un « philosophe » est un érudit rigoureux qui maîtrise les lois de la logique, sait reconnaître les sophismes dans des arguments invalides, clarifie ses termes proprement pour éviter les équivocations, s’exprime de manière admirablement claire dans le but de dissiper toute confusion, et étudie avec toute cette rigueur les grandes questions intéressantes de ce monde : qu’est-ce que la vérité ? peut-on la connaître ? comment marche la science ? d’où viennent les hommes ? y a-t-il un sens à la vie ? sommes-nous déterminés ? avons-nous un libre arbitre ? Dieu existe-t-il ? y a-t-il une « bonne » façon de vivre notre vie ? le bien et le mal existent-ils ? si oui, qu’est-ce qui est mal, et qu’est-ce qui est bien ? etc.

Quand une de ces grandes questions fondamentales se pose, il est essentiel de faire attention à la façon dont on raisonne, pour maximiser nos chances de trouver la bonne réponse. Pour cela, le philosophe (dans ce beau sens du terme, parfois appelé plus spécialement philosophe « analytique »), est précisément le professionnel à qui vous voulez parler : c’est son métier de clarifier les termes de la question, peser les arguments, montrer du doigt les erreurs de logique que certains commettent, et ultimement aider à la prise de décision éduquée. Hourra.

Malheureusement, il y a aussi le « philosophe » dans le sens maléfique du terme. En France particulièrement, on utilise souvent le mot « philosophe » pour simplement parler d’un « intellectuel publique », ou quelqu’un qui écrit des livres sur des sujets un peu complexes, et cela, qu’il soit rigoureux dans son analyse ou pas. Le résultat est qu’on se retrouve à étudier leurs écrits obscurs, discutant de manière bien floue sur des sujets qui visiblement dépassent leur auteur, et pour peu qu’ils utilisent des mots un peu compliqués, se retrouvent quand même admirés par des critiques littéraires et certains professeurs de philosophie. Cette « philosophie », non-analytique, est parfois appelée « continentale », car elle est souvent pratiquée par les Européens, particulièrement des Allemands et des Français dans l’histoire de la philosophie, alors que la philosophie analytique est plus souvent pratiquée par les Anglo-saxons. Cette différence entre la philosophie merveilleuse et la philosophie maléfique, entre la philosophie et le philosophage, est ce qui explique paradoxalement que je n’aie pas eu la moyenne au bac de philosophie (non-analytique) au lycée, mais que je sois maintenant doctorant et conférencier en philosophie (analytique !) à mes heures perdues—de métier, je suis ingénieur et travaille dans l’informatique financière à New York. C’est tout simplement qu’au lycée, mes cours de « philosophie » consistaient à lire et divaguer sur les écrits de certains grands penseurs de l’histoire, sans jamais se poser la question de savoir si ce qu’ils disent est clair, cohérent, ou vrai ! A l’opposé, j’ai découvert plus tard que la philosophie au sens noble, était simplement une boîte à outils que j’utilisais déjà en tant que scientifique dans mes études et ma carrière : le respect des lois de la logique, l’analyse rationnelle et l’évaluation des hypothèses, la réfutation d’arguments invalides, etc.

Revenons-en alors à André Comte-Sponville et la question fondamentale de l’existence de Dieu : à quel genre de philosophe a-t-on affaire ? Quelle philosophie pratique-t-il dans L’esprit de l’athéisme ? Analyse rigoureuse, ou phrases poétiques incompréhensibles ? Ma réponse est « un peu des deux ». Certaines parties sont au mieux incompréhensibles et au pire explicitement incohérentes, mais d’autres parties sont merveilleusement claires dans leur analyse, posent les bonnes questions, et évaluent les arguments les plus importants sur le sujet. Alors au final, je dis « bravo » ! Comptez-moi parmi les partisans du verre à moitié plein. La structure du livre est admirablement claire et simple : il se divise en trois parties, répondant à trois questions : 1-Peut-on se passer de religion ? 2-Dieu existe-t-il ? et 3-Quelle spiritualité pour un athée ?

Dans la première section, il discute principalement du rapport entre la religion, le sens de la vie, et la moralité, ce qui, j’y reviendrai, touche quand même à l’existence de Dieu. Dans la deuxième partie, sur la question « Dieu existe-t-il ? », qui est de loin la question la plus importante dans ce débat, André Comte-Sponville met en œuvre la philosophie analytique comme je l’aime. Il annonce la couleur en clarifiant ses termes d’entrée de jeu, y compris le mot « Dieu », car il affirme (p.78) « une définition nominale est nécessaire, pour les croyants comme pour les athées (il faut bien que les uns et les autres sachent de quoi ils parlent et ce qui les oppose, à quoi ils croient ou ne croient pas ». Amen ! C’est la philosophie analytique au meilleur de sa forme : on se met d’accord sur les définitions, et ensuite on argumente rigoureusement pour déterminer la vérité sur une question importante. Comte-Sponville a ensuite le mérite de citer et de répondre aux arguments les plus importants en faveur de l’existence de Dieu, et de nous offrir ses arguments à lui contre l’existence de Dieu. Je dis « Bravo » encore une fois : il nous donne tout ce qu’il faut pour évaluer sa position sur la question, et donc ma critique de son livre va se faire un plaisir d’évaluer la force de ces arguments. Alors évidemment, en tant que philosophe chrétien, je ne surprends personne si j’annonce que j’ai trouvé ses arguments athées invalides (parfois de manière flagrante), mais ils me permettront de vous expliquer pourquoi en détail, et je montrerai au cas par cas les endroits où ils ont raté un virage. J’expliquerai par ailleurs pourquoi ses critiques des arguments en faveur de l’existence de Dieu échouent et laissent ainsi la porte grande ouverte à ces arguments qui établissent l’existence de Dieu. Nous sommes donc partis pour un bon débat !

Enfin, la dernière section sur sa vision d’une « spiritualité » athée, où il défend que « la spiritualité est une chose trop importante pour qu’on l’abandonne aux fondamentalistes » (p.10), est celle qui part le plus dans le côté obscur de la philosophie : les termes sont vagues, les thèses sont difficilement compréhensibles et encore moins évaluables, et la rhétorique poétique prend l’ascendant sur la clarté et la rigueur intellectuelle. J’en dirai un peu plus sur la fin de ma critique, mais ne nous attardons pas sur ce problème pour l’instant, car je veux dès lors annoncer de manière enthousiaste que j’ai vraiment aimé son livre, et que je conseille vivement sa lecture à tous ceux qui s’intéressent à l’athéisme à la française.

Non seulement André Comte-Sponville a le mérite de discuter des arguments les plus importants, mais en plus il est respectueux des chrétiens ! Il écrit (p. 20) « reconnaissons qu’il y a davantage de saints chez les croyants que chez les athées ; cela ne prouve rien quant à l’existence de Dieu, mais interdit de mépriser la religion ». Quel respect rafraichissant ! Alors oui, il compare quand même sa dé-conversion à un enfant qui devient adulte (p.15-16), mais c’est de bonne guerre, et dans l’ensemble il est bien chaleureux avec ses opposants idéologiques. Il dit avoir horreur « de l’obscurantisme, du fanatisme, de la superstition » (p.10), et le penseur chrétien se doit de dire Amen.

J’espère donc que ma réfutation de ses thèses athées fera preuve du même respect, et j’ai hâte de vous dire en détail pourquoi, croyant en Dieu, je ne suis pas d’accord avec ce philosophe que j’apprécie donc maintenant beaucoup.

Affaire à suivre…

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