<<< Partie 10

La quatrième raison offerte par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme est le célèbre « problème du mal ». Cet argument classique contre l’existence de Dieu procède ainsi : Si Dieu est omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, alors il ne devrait pas y avoir de mal. Mais il y a du mal, donc Dieu (que l’on présuppose avoir les propriétés ci-dessus) n’existe pas.

L’argument est assez simple, mais il faut nous en dire plus. Logiquement, il ne s’ensuit pas directement du fait que Dieu soit omniscient, omnipotent, et parfaitement bon, qu’il ne devrait pas y avoir de mal. Le partisan de l’argument doit s’appuyer sur quelques présuppositions supplémentaires pour justifier cette inférence, et ce sont ces présuppositions qui doivent être examinées, et en l’occurence peuvent être rejetées de manière cohérente par le croyant. En particulier, pour que l’argument soit valide, l’athée doit présupposer deux choses. Il doit supposer que :

1-Si Dieu est omnipotent, alors il peut obtenir absolument tout ce qu’il veut

et

2-Si Dieu est parfaitement bon, alors il est impossible qu’il veuille que du mal se produise.

La réponse du croyant consiste donc à rejeter l’une ou l’autre de ces présuppositions (ou les deux).

La première est rejetée par les chrétiens dans la tradition dite « arminienne », qui disent que le libre arbitre des hommes est tel que Dieu ne détermine pas l’issue des choix humains. Si un choix libre est ainsi indéterministe, alors il est logiquement impossible pour Dieu, malgré son omnipotence, de déterminer que les hommes restent libres et ne fassent jamais de mal. Cela expliquerait donc de manière cohérente comment le mal existerait malgré l’omnipotence et la toute bonté de Dieu.

Cette réponse est cohérente en soi, mais il se trouve que, pour des raisons indépendantes, je ne suis pas moi même un partisan de cette vue du libre arbitre. Je maintiens au contraire avec les théologiens dans la tradition dite « calviniste », qu’un choix humain libre et responsable peut être déterminé par Dieu dans sa providence, tout en préservant la responsabilité morale des hommes. C’est donc plutôt la seconde présupposition de l’athée que je rejette : j’affirme que bien que Dieu soit parfaitement bon, il est tout à fait possible qu’il permette tout de même que le mal se produise. Cette deuxième réponse explique à nouveau de manière cohérente pourquoi il se produirait du mal sans incriminer Dieu : il suffit que Dieu ait une bonne raison pour le permettre. Alors évidemment, nul ne prétend savoir dans tous les cas quelles sont ces raisons, mais le croyant n’a pas besoin de prouver qu’elles existent ; c’est à l’athée de montrer qu’il est impossible qu’elles existent, et cette charge de la preuve est insurmontable.

Les deux prémisses de l’argument athée sont donc rejetables par le croyant, et l’argument échoue.

Qu’en pense André Comte-Sponville? Il admet assez explicitement que ces deux prémisses sont présupposées par son argument, lorsqu’il nous offre sa formulation par Épicure :

Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? (p.119)

On voit bien que l’argument affirme (sans l’établir) que si Dieu était omnipotent il pourrait nécessairement éliminer le mal, et que si Dieu était bon, il voudrait nécessairement l’éliminer. La réfutation par le croyant consiste donc à répondre: soit « Dieu le veut mais ne le peut pas car le libre arbitre des hommes l’en empêche sans exclure son omnipotence », soit : « Dieu le peut mais ne le veut pas car il a de bonnes raisons sans exclure sa bonté ».

Il incombe à l’athée de montrer pourquoi ces réponses sont impossibles, et comme je vais maintenant le montrer, André Comte-Sponville n’y succède pas. Il commence par critiquer une réponse complètement invalide qu’il attribue à Simone Weil, mais qui est tellement problématique qu’aucun chrétien responsable ne devrait l’utiliser. Il nous la rapporte en ces mots : « Si le monde ne comportait aucun mal, il serait parfait ; mais s’il était parfait, il serait Dieu, et il n’y aurait pas de monde » (p.121). N’importe quoi. S’il n’y avait pas de mal dans le monde, il serait parfait moralement, et Dieu est parfait moralement, mais il ne s’ensuivrait évidemment pas que le monde serait Dieu. Autant dire « la méditerranée est belle, ma femme est belle, donc la méditerranée est ma femme ! » C’est une bourde logique de première classe (parfois appelée « sophisme du milieu non distribué ») , et c’est donc une réponse entièrement invalide au problème du mal. Et pourtant, André Comte-Sponville lui concède un succès partiel ! Il admet (p.122) : « Soit. Cela peut expliquer qu’il y ait du mal dans le monde. Mais fallait-il qu’il y en ait autant ? » Il est bien généreux ! Mais je n’ai pas besoin de ces concessions, et je passe donc sur cette ligne de pensée défectueuse.

Il mentionne ensuite (p.125) une autre réponse, attribuée à Hans Jonas, dans son livre Le Concept de Dieu après Auschwitz, qui apparemment révise le concept de Dieu en rejetant sa toute puissance, à la lumière du mal. Je suis donc évidemment d’accord que c’est inacceptable. C’est une réponse individuellement cohérente, mais elle est entièrement incompatible avec le concept traditionnel (et chrétien !) de Dieu. Elle est donc inutile pour défendre le théisme tel qu’il est visé par l’argument du mal, et par conséquent, lorsque Comte-Sponville la critique, il n’affecte en rien ma réponse au problème du mal.

Il en arrive enfin à traiter la défense du libre arbitre (la première des deux options raisonnables que j’ai listées ci-dessus), et je dois lui tirer mon chapeau, car il va dans la bonne direction, et j’admets qu’il ne s’en sort pas mal du tout. Il explique la défense, et offre cette réponse:

Les croyants répondront que Dieu nous a créés libres, ce qui suppose que nous puissions faire le mal . . . Cela nous renvoie à l’aporie déjà évoquée : sommes-nous alors plus libres que Dieu, qui n’est capable—perfection oblige—que du bien ? » (p.122-123).

Touché ! Il y a en effet ici une difficulté pour le croyant qui utilise la défense du libre arbitre : Dieu est supposé être impeccable (incapable de faire le mal), et pourtant sa liberté et sa responsabilité morale sont préservées : il n’est donc pas logiquement incompatible d’être libre et incapable de faire le mal. C’est un contre-argument intéressant! D’un autre côté, je pense que le chrétien arminien qui utilise la défense du libre arbitre n’est pas entièrement sans réponse (libre à lui de proposer une différence pertinente entre Dieu et l’homme), mais comme la défense du libre arbitre n’est toujours pas ma réponse à moi, je ne vais pas poursuivre ici cette ligne de raisonnement. Comte-Sponville ajoute encore (p.123) qu’il existe du mal naturel (les maladies, les catastrophes naturelles, etc.) pour lequel il est net que le libre arbitre humain n’est pas en cause. Je suis encore d’accord, ce qui veut dire que la réponse du libre arbitre, même si elle a une valeur partielle, ne peut pas être la totalité de la réponse du croyant.

Mais donc, qu’en est-il au final de la réponse la plus importante, la plus satisfaisante, celle que j’offrais moi même, et qui dit que Dieu pourrait avoir des raisons moralement suffisantes de permettre le mal même si nous ne les connaissons pas ? Comte-Sponville ne la mentionne même pas, ou alors c’est qu’il la formule tellement mal que je ne la reconnais pas du tout, lorsqu’il écrit finalement (p.126) :

D’autres, parmi les croyants, se réfugient dans l’incapacité où ils sont de résoudre le problème : le mal, disent-ils, est « un mystère ». Je n’en crois rien. J’y vois plutôt l’une des rares évidences que nous ayons … C’est leur Dieu qui est un mystère, ou qui rend le mal mystérieux. Et, de ce mystère là, qui n’est qu’imaginaire, j’aime autant me passer.

Tout d’abord, non, nous ne disons pas être incapable de « résoudre le problème », mais incapables de « connaître les raisons moralement suffisantes considérées par Dieu pour permettre le mal » ; c’est bien différent, et donc s’il entendait viser ma réponse, sa description en est une caricature. Ensuite, il professe son scepticisme vis-à-vis de la réponse du croyant supposé, en disant : « je n’en crois rien », et du soi-disant « mystère » causé par Dieu, « j’aime autant me passer ». Mais ces confessions de préférences personnelles sont insuffisantes. Doit-on rappeler à Comte-Sponville que c’est maintenant à lui qu’incombe la charge de la preuve ? C’est l’athée qui offre l’argument positif du mal pour réfuter l’existence de Dieu, et c’est donc l’athée qui doit nous prouver ses prémisses, une chose qu’il a pourtant l’air de comprendre, car il dit du problème du mal :

Argument positif ? Oui, en ceci que le mal est un fait, qui ne se contente pas de marquer une faiblesse de la religion … mais qui donne une raison forte d’être athée.

Et oui, ce serait le cas, si ses prémisses étaient justifiées, mais c’est donc à lui de prouver ses affirmations, et non pas juste de nous dire qu’il n’est pas convaincu ; je le répète, c’est à lui de nous convaincre. Hélas, sa profession de scepticisme étant la dernière remarque qu’il nous offre sur la question, son argument du mal reste un échec.

En outre, je note que c’est un échec pour établir l’athéisme, mais j’ajoute que c’est pire que cela, puisque dans sa discussion du mal, André Comte-Sponville nous offre encore une fois des munitions pour établir l’existence de Dieu. On en revient à l’argument moral offert plus tôt dans cette série. Nous avions vu que si Dieu n’existait pas, il n’y aurait pas de valeurs morales objectives (chose qu’André Comte-Sponville affirmait lui même). Mais donc s’il y a réellement du mal, alors il s’agit d’une valeur morale objective, et il s’ensuit logiquement que Dieu existe. Comte-Sponville dit que le mal est un « fait » (p.119). Si c’est un fait, c’est objectif. Et il maintient sa factualité même « pour les athées » (p.120) :

C’est ce qu’on appelle traditionnellement le problème du mal. Mais ce n’est pas un problème que pour les croyants. Pour les athées, le mal est un fait, qu’il faut reconnaître, affronter, surmonter si l’on peut, mais qu’il n’est guère difficile de comprendre.

Au contraire. Si le mal est un « fait », et pas juste une affaire de préférences personnelles, alors il est bien « difficile à comprendre » étant donné l’athéisme : il réfute le subjectivisme moral professé par André Comte-Sponville, et implique l’existence de Dieu. Pourquoi « faut-il » affronter le mal, si les hommes n’ont pas de devoir moral objectif ? Dans sa discussion du problème du mal, Comte-Sponville reconnaît que les animaux ne font rien de mal, lorsqu’il dit (p.124) :

des tigres qui avalent des vers de terre, des insectes qui grignotent d’autres insectes … Je ne leur reproche rien ; ils font leur métier de vivants.

Mais étant donné le relativisme moral athée de Comte-Sponville, l’homme n’est pas créé spécial et à l’image de Dieu, et donc le tueur en série cannibale ne fait pas moins « son métier de vivant » que le tigre ou l’insecte, ce qui me fait dire encore une fois que l’athéisme de Comte-Sponville et son relativisme moral sont incroyables ; mais surtout, ils empêchent le mal d’être pressé par l’athée comme étant un problème objectif contre l’existence de Dieu. Comte-Sponville semble anticiper une critique dans ce style, lorsqu’il écrit (p.187) au sujet de son relativisme moral :

On dira que cela fait un argument de moins contre Dieu (« l’argument du mal »). Pas tout à fait, puisque le mal continue d’exister pour les sujets, et que Dieu est sensé en être un…

Si cette réponse a du sens, j’avoue ne pas la comprendre moi même. Si le mal n’existe pas objectivement, alors il ne constitue plus un problème objectif contre l’existence de Dieu. D’un autre côté, je pense qu’il est possible pour un athée de dire quelque chose comme cela : « le mal n’est pas objectif, mais le chrétien suppose qu’il l’est, alors voyons voir si cette supposition est cohérente pour lui », mais ce n’est pas ce que dit Comte-Sponville, donc la façon dont il présente l’argument du mal me semble bien incohérente avec sa présupposition de relativisme moral.

Pour conclure : le problème du mal, tel qu’il est soutenu par André Comte-Sponville, est un échec pour servir d’argument athée : il présuppose sans le prouver que l’omnipotence de Dieu implique sa capacité à obtenir tout ce qu’il veut, et que sa toute bonté implique l’impossibilité qu’il permette le mal. Ces deux présuppositions rejetables font du problème du mal un échec, et l’existence objective du mal constitue même un argument contre le subjectivisme moral, ce qui établit alors l’existence de Dieu par l’argument moral. La raison numéro quatre offerte par André Comte-Sponville pour affirmer l’athéisme n’est donc pas un grand succès.

Dans la partie suivante, nous nous tournerons vers sa raison numéro cinq : « la médiocrité de l’homme ».

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