INTRODUCTION

Dans un article publié sur le présent blogue, Jean-Luc Lefebvre, notre collègue apologète, souligne l’importance d’une défense de la foi qui repose non seulement sur des arguments rationnels, mais aussi sur la vie exemplaire de l’apologète. Cette conception de l’apologétique tombe sous le sens : si l’un des souhaits de l’apologète est de voir des gens suivre Jésus et « vivre une vie qui reflète l’être qu’il est »[1], il est tout à fait raisonnable de s’attendre à ce que l’apologète incarne ce même idéal dans sa vie.

Dans le jargon théologique, on exprimerait cette même notion de la façon suivante : l’apologétique et l’éthique doivent s’allier pour défendre la foi chrétienne. Ce qui signifie que l’apologétique chrétienne doit intégrer l’éthique chrétienne[2]. Mais aussi que l’éthique a des implications apologétiques, cette éthique étant en effet une actualisation du message évangélique et, de cette façon, une défense de la foi chrétienne.

Le présent article a pour but de montrer la manière dont l’apologétique et l’éthique s’unissent pour faire triompher la foi chrétienne. Il est vrai que l’apologétique chrétienne compte plus d’une école de pensée. Notre conviction, cependant, c’est que l’apologétique et l’éthique devraient en tout temps unir leurs forces dans la défense de la foi, peu importe le point de vue particulier de l’apologète. Toutefois, nous croyons que l’apologétique présuppositionaliste élaborée par Cornelius Van Til est le système qui réussit le mieux à mettre en évidence la réalité de ce lien[3]. Pour cette raison, nous étudierons ce système apologétique dans la première partie de cet article. La deuxième partie, qui sera publiée ultérieurement, portera sur les implications éthiques de l’apologétique et sur les implications apologétiques de l’éthique.

L’apologétique selon Cornelius Van Til

1) La nécessité des présuppositions
Selon le présuppositionalisme, il faut parvenir à intégrer en un seul système ce que les philosophes ont l’habitude d’appeler la subjectivité, c’est-à-dire les opinions et les croyances d’une personne, et l’objectivité, c’est-à-dire tout ce qui est extérieur à l’homme. Cette intégration n’est possible que lorsque l’homme reconnaît les « lunettes » à travers lesquelles il voit le monde et à l’aide desquelles il l’interprète. Selon Van Til, la soi-disant neutralité des philosophes et des scientifiques est une impossibilité. Personne n’est totalement dépourvu de présuppositions; tous les hommes observent et interprètent le monde à partir de leurs présuppositions. Il s’agit alors d’identifier « la présupposition absolue de départ ».

2) L’Écriture, le point de départ
« La révélation dans l’Écriture doit être notre point de départ », disait Van Til[4]. Si l’homme veut comprendre la réalité et formuler une vision cohérente et correcte de celle-ci, il doit se soumettre totalement à l’Écriture et s’en servir pour interpréter le monde. Mais l’Écriture doit aussi être le point de référence final (ou l’autorité finale) qui permet non seulement de rendre les faits et les lois de la création intelligibles, mais aussi de trancher le débat chaque fois qu’une question litigieuse est soulevée. La révélation générale (Dieu qui se révèle dans la nature) doit donc constamment être interprétée à l’aide de la révélation spéciale (Dieu qui se révèle dans la Bible). Ces deux révélations, générale et spéciale, sont indissociables. Selon Van Til, elles forment une union organique. Bien entendu, Van Til prendra bien soin de mettre en évidence la suprématie de l’Écriture sur la révélation générale. Raymond Perron résume ainsi la pensée van tillienne sur ce point :

Voyons maintenant comment Van Til, tout en affirmant l’union organique des révélations générale et spéciale, fait ressortir la primauté de l’Écriture. Si l’Écriture demeure inintelligible sans les faits qu’elle interprète, il est aussi vrai que ces mêmes faits demeurent muets sans l’interprétation de la Parole de Dieu parlée ou écrite[5].

3) Raisonner par présupposition
Les deux points mentionnés ci-dessus, à savoir le fait qu’aucun homme n’est dépourvu de présuppositions ainsi que la question de l’autorité de l’Écriture, nous aideront à comprendre la notion de cohérence dans la pensée van tillienne.

Selon Van Til, le théologien ne doit en aucun cas séparer l’apologétique de la théologie systématique. S’il les sépare, son apologétique court le risque de démentir sa théologie. En effet, lorsque ces deux disciplines fonctionnent comme des systèmes parallèles sans branches transversales de communication, l’apologétique a tendance à affaiblir la portée de certaines doctrines bibliques capitales comme la dépravation totale, les effets noétiques de la chute (de noèse, acte par lequel la pensée porte sur un objet) et la nécessité de la régénération pour le renouvellement de l’intelligence. Or ces doctrines, croit Van Til, doivent figurées au cœur de l’apologétique, non dans ses alentours. Considérons un instant l’analyse de M. Perron sur cette particularité van tillienne :

Dans l’esprit de Van Til, en effet, l’apologétique ne peut se démarquer de la théologie systématique; il est impossible, sous peine d’incohérence, de séparer la méthodologie de défense de la défense elle-même. La méthode employée déterminera la défense et la défense, en retour, déterminera la doctrine[6].

Pourtant, certaines traditions apologétiques soutiennent que c’est l’apologétique qui pose les fondements théoriques de la théologie. Van Til, pour sa part, croit que c’est l’inverse qui doit se produire : une apologétique cohérente et conforme à l’Écriture naît et provient de la théologie elle-même.

Selon Van Til, il n’existe que deux théories de la connaissance : l’une ayant Dieu comme autorité ultime, l’autre l’homme. Bien évidemment, Van Til se range dans le camp de la première. Or affirmer que Dieu est l’autorité ultime en matière de connaissance, c’est reconnaître du même souffle que le non-croyant, dont la raison prétendument autonome se dresse indubitablement contre la volonté divine, ne peut prétendre à l’objectivité. C’est aussi admettre que le non-croyant, dont les présuppositions s’opposent à celles qu’offre l’enseignement biblique, ne peut parvenir à la connaissance de la vérité de lui-même. Cette affirmation est lourde de signification. D’abord, elle signifie que le théologien et le non-croyant ne parviendront jamais à se rencontrer sur un terrain commun et neutre, malgré tous les efforts déployés pour y parvenir. Un tel terrain n’existe tout simplement pas. Elle veut également dire que le non-croyant, parce qu’il est incapable de comprendre correctement le sens de la révélation générale, n’a pas non plus la capacité de découvrir la vérité évangélique en scrutant des « faits » non interprétés par l’Écriture. Ces faits parlent sans doute en faveur du Dieu dont il est question dans l’Écriture. La Bible affirme même que la nature entière révèle le Dieu qui est à l’origine de tout ce qui existe (Ro 1.20). Pourtant, le non-croyant ne peut connaître Dieu ni même l’appréhender en empruntant l’avenue d’un savoir rationnel soi-disant neutre et objectif. Pour conduire le non-croyant à connaître Dieu et acquérir une notion plus précise de la réalité, l’apologète doit plutôt l’inviter à raisonner par présupposition. Et raisonner de cette façon, explique Perron, consiste « à présenter les vérités de l’Écriture sur la seule base de l’Écriture en démontrant qu’il n’existe aucune autre avenue de possibilité de connaissance »[7]. Bref, l’apologète doit convier le non-croyant à se tenir avec lui sur le terrain des présuppositions bibliques et amorcer avec lui une réflexion dont les paramètres sont entièrement définis par ces mêmes présuppositions.

Effets noétiques de la chute et connaissance innée

L’apologétique présuppositionaliste souligne avec force deux notions essentielles à tout discours apologétique. Premièrement, elle insiste sur les effets noétiques de la chute. Deuxièmement, elle considère à sa juste valeur ce que Van Til avait coutume d’appeler la connaissance innée de Dieu, que tous les hommes possèdent de facto. Considérons quelques instants ces deux notions et tentons de déterminer la façon dont elles concernent notre sujet.

1) Les effets noétiques de la chute
Fidèle à l’Écriture, l’apologétique présuppositionaliste affirme que le non-croyant ne peut apprécier le bien-fondé du christianisme en s’appuyant uniquement sur sa raison. Le témoignage biblique insiste en effet sur le fait que l’homme est incapable de connaître Dieu à l’aide de sa raison seule; il enseigne que les facultés cognitives de l’homme sont obscurcies par le péché et que, pour cette raison, l’homme est totalement incapable d’acquérir une représentation juste du Dieu créateur et de sa création (Ro 3.10-11)[8]. Ce témoignage de l’Écriture est sérieux et doit être estimé à sa juste valeur. C’est ce témoignage qui a conduit Van Til à reconnaitre et affirmer que « l’homme, en vertu de sa nature pécheresse, hait la révélation de Dieu »[9]. Depuis la chute, les hommes utilisent leur raison non pour chercher Dieu et l’adorer, mais, comme le dit Paul, pour s’accuser ou s’excuser tour à tour (Rm 2.15).

La question des effets noétiques de la chute permet d’établir un premier rapprochement entre l’apologétique et l’éthique. Perron articule très bien ce rapprochement :

Le problème est donc d’ordre éthique, et non d’ordre intellectuel. C’est en raison d’une rébellion volontaire que l’homme pécheur se refuse et conséquemment ne peut recevoir la révélation de Dieu. La faute est entièrement attribuable au pécheur et non à quelque faute de la révélation[10].

L’apologète doit donc ne jamais perdre de vue que ses interlocuteurs rejettent Dieu en raison de leur cœur mauvais, et non parce que leur intelligence souffrirait d’une quelconque défaillance biologique.

2) La connaissance innée

Van Til affirme que l’homme naturel possède une vraie connaissance de Dieu. Mais attention ! Omettre de souligner le caractère indissociable de la connaissance de Dieu et de celle de l’homme, c’est déformer la pensée de Van Til. Celui-ci croyait certes en la possibilité d’une connaissance de Dieu. Cependant, il soutenait tout aussi fermement, dans la foulée de Calvin, que l’homme ne peut parvenir à une perception juste de lui-même sans acquérir une conception correcte de Dieu. Autrement dit, l’existence de l’homme ne peut être considérée indépendamment de celle de Dieu. L’homme est une créature de Dieu et son existence dépend entièrement de son créateur. Mais qu’en est-il de sa connaissance de Dieu ? Est-elle conforme à ce que Dieu sait de lui-même et de sa création ? S’il fallait répondre par la négative à cette question, et il s’agit hélas de la seule réponse acceptable, cela signifierait que l’homme n’a aucune connaissance correcte ni de Dieu ni de lui-même. Comment alors comprendre la notion van tillienne de connaissance innée ? Comment une connaissance peut-elle être à la fois innée et demeurer embrouillée ? C’est grâce à la notion d’alliance que Van Til entend résoudre ce dilemme.

Selon Van Til, l’homme est une créature d’alliance. Dieu a en effet conclu une alliance avec sa créature, et tous les deux, le créateur et la créature, sont des partenaires dans cette alliance. En raison de cette alliance, l’homme est continuellement confronté à Dieu[11]. Il ne peut s’échapper de Dieu, malgré tous ses efforts pour y parvenir. Quant à Dieu, il s’est engagé à ne jamais mettre fin à cette alliance. Dans le domaine de la connaissance, cela signifie ce qui suit :

En tant que créature d’alliance, chacun des faits et des gestes de l’homme, constitue une réaction morale ou éthique à sa connaissance de Dieu. C’est contre cette connaissance qu’Adam et toute la race humaine en lui et après lui ont péché[12].

L’homme a donc une connaissance de Dieu: quelque part en lui, au plus profond de lui-même, il sait que Dieu existe. Sinon, il ne déploierait pas tant d’efforts pour tenter de prouver le contraire ni ne dévierait cette connaissance dans l’injuste en idolâtrant la créature plutôt que d’adorer le créateur. Perron explique ce point :

Le péché est ce qu’il est précisément du fait qu’il représente une réaction éthique négative à l’inéluctable présence de Dieu. Le péché n’est pas dû à quelque déficience de l’être, à quelque proximité du non-être ou à quelque carence de grâce surnaturelle; c’est un rejet direct de la volonté de Dieu connue. Le pécheur est un pécheur en vertu de la suppression de la révélation de Dieu en lui. Alors seulement peut-on maintenir la doctrine protestante du péché comme une aliénation éthique plutôt qu’un défaut physique. Alors seulement peut-on maintenir le caractère éthique du christianisme plutôt que de percevoir ce dernier comme un moyen par lequel les hommes s’élèvent dans l’échelle des êtres[13].

La notion de connaissance innée permet donc de jeter un deuxième pont entre l’apologétique et l’éthique. Elle montre en effet que le refus de l’homme de connaître Dieu est fondamentalement de nature éthique. L’apologète doit tenir compte de ce fait lorsqu’il s’adresse à des non-croyants.

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Les deux notions que nous venons d’esquisser, à savoir les effets noétiques de la chute et la connaissance innée, nous ont conduits à une seule conclusion possible: tout refus du christianisme est fondamentalement de nature éthique. Il s’agit d’une opposition à Dieu le créateur et d’une rébellion contre lui. Les hommes ne rejettent pas la foi biblique parce que le christianisme ne parvient pas à satisfaire leur intelligence (même si c’est souvent ce qu’ils prétendent). Il ne la rejette pas non plus en raison d’un manque de preuves en sa faveur (même si c’est ce qu’ils affirment). Si le christianisme déplaît aux hommes, c’est parce qu’il exige d’eux une repentance (tant sur le plan de la pensée que celui de l’action) et une obéissance qu’ils ne sont pas prêts à accorder à Dieu. La raison fondamentale de ce refus est de nature éthique. Tout le reste n’est que prétexte.

Dans la deuxième partie de notre article, nous verrons ce que les rapprochements que nous avons établis entre l’apologétique et l’éthique signifient pour notre sujet, qui, rappelons-le, consiste à voir ce que sont les implications éthiques de l’apologétique et les implications apologétiques de l’éthique.

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[1] Jean-Luc Lefebvre, Vivre la réponse que l’on donne!
[2] Pour les chrétiens, il s’agit d’une éthique révélée, donc biblique, et non d’une éthique naturelle que les hommes seraient à même de découvrir en observant le monde. Cette éthique contient les ordonnances morales enseignées par Jésus-Christ et les prescriptions relatives à la vie du croyant révélées dans le Nouveau Testament.
[3] Cornelius Van Til (1895-1987), théologien réformé, fut professeur d’apologétique au Westminster Theological Seminary à Philadelphie.
[4] Raymond PERRON, Plaidoyer pour la foi chrétienne, Québec, Publications de la FTÉ, 1996, p. 142.
[5] Ibid., p. 141.
[6] Ibid, p. 19.
[7] Ibid., p. 178.
[8] Le cerveau de l’homme n’est pas dysfonctionnel. La notion d’effets noétiques de la chute n’affirme pas une telle chose.
[9] Ibid., p. 138.
[10] Ibid., p. 155.
[11] « Comme tel, il est confronté à Dieu; il est interpellé par Dieu. Il existe dans une relation d’interaction d’alliance. Il est un être d’alliance… Rien ne peut empêcher son être d’être confronté “à celui auquel nous avons affaire”. », PERRON, op.cit., p. 117.
[12] Ibid., p. 125.
[13] Ibid.